Le Pont de Buena Vista
à l'émeraude, avec de subtils dégradés empruntés tantôt aux pierres – saphir, turquoise, malachite –, tantôt aux végétaux – gentiane, bluet, pervenche.
Dans l'ombre de la galerie, alors que le thermomètre – cadeau de Tilloy – indiquait parfois 33 degrés, il tenait, assis devant une table, le journal des travaux, la comptabilité du chantier ou rédigeait son courrier pour tromper l'attente d'une réponse des ingénieurs de Keystone Bridges Works, relancés à plusieurs reprises par lord Simon. Les terrassements préparatoires étant en cours d'achèvement, l'ingénieur était impatient de passer à la construction du pont.
Ce jour-là, il se mit en devoir de répondre à une longue lettre de son ami Albert Fouquet. Ce condisciple des Ponts, républicain bon teint, commentait avec amertume la guerre que Napoléon III, allié aux Anglais et aux Piémontais, menait depuis plus d'un an contre les Russes en Crimée. « Il est certain, écrivait Fouquet, que les projets du sultan Abd-Ul-Medjid, décidé à reconstruire un empire ottoman puissant, avaient de quoi irriter le tsar Nicolas I er , lequel souhaitait achever l'œuvre de Catherine II et se posait, depuis 1853, en protecteur de tous les chrétiens orthodoxes de Turquie. Comme le sultan s'est opposé à ce protectorat, les Russes ont envahi les provinces moldo-valaques et détruit la flotte turque à Sinope. Émus par ces procédés, Napoléon III et Victoria, qui s'entendent comme larrons en foire, le premier pour défendre les Lieux saints contre les orthodoxes, la seconde parce que l'influence britannique est menacée par les Russes en Orient, ont déclaré la guerre au tsar le 24 mars 1854. Voilà que, depuis un an, des corps expéditionnaires français et anglais se battent, avec des fortunes diverses, et viennent d'établir le siège de Sébastopol. Un siège qui pourrait bien durer tout l'hiver », précisait Fouquet.
Albert, qui travaillait avec le baron Haussmann, se disait menacé d'un appel sous les drapeaux, les ingénieurs des Ponts étant promus officiers du génie pour les besoins des opérations conduites en Crimée. « J'étais prêt à déserter et décidé à m'exiler aux États-Unis si ce projet d'incorporation se précisait, mais un financier, ami de mon père, est intervenu à propos pour me sauver la mise. J'ai été engagé par une société qui se propose de creuser un isthme artificiel afin d'assurer une communication entre la Méditerranée et la mer Rouge. Ce canal, qui devrait avoir cent vingt kilomètres de long et cent mètres de large, a fait l'objet d'une étude préalable. Des anciens de l'École, comme Montaut et Laroche, travaillent déjà sous la direction de l'ingénieur en chef Mourel pour le compte de la Compagnie universelle du canal de Suez. Celle-ci a été fondée par M. Ferdinand de Lesseps, un ancien consul de France à Alexandrie, qui est au mieux avec le prince Saïd Pacha, vice-roi d'Égypte. On compte déjà des milliers de souscripteurs : banquiers, magistrats, médecins, artisans, militaires, notaires, rentiers, commerçants, hauts fonctionnaires, ecclésiastiques, et deux cent quarante-neuf représentants de notre corps des Ponts et Chaussées. Ce canal, dit M. de Lesseps, devrait ouvrir l'accès de l'Orient au commerce de l'Occident. Pour l'instant, tout n'est pas joué, car les Anglais voient d'un mauvais œil cette entreprise française en Égypte, et les Turcs de la Sublime Porte n'apprécient pas l'initiative franco-égyptienne 1 . Je vais sans doute partir bientôt pour Le Caire ou Alexandrie. On dit que toutes les Égyptiennes ressemblent à Cléopâtre ! Je me sens devenir Antoine ! »
À ces considérations personnelles, Fouquet ajoutait des commentaires sur la future Exposition universelle, qui s'ouvrirait à Paris en mai : « Ce sera le triomphe de la vapeur, du fer et de la mécanique. La galerie des machines sera impressionnante. On y verra une locomotive avec d'immenses roues, qui pourra parcourir quatre-vingts kilomètres en trente-trois minutes ! »
Comme Charles avait révélé à son ami, dans un précédent courrier, l'activité des scaphandriers anglais sur l'île de Soledad, Albert l'informait de la présence à l'Exposition de cinq fabricants de scaphandres, dont un Français, Jean-Marie Cabirol. « Le prince Jérôme Napoléon, frère de l'empereur et président du Sénat, a assisté, à Toulon, à une démonstration de
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