Le Pont de Buena Vista
lointaine.
– Je leur tiens, par lettres régulières, l'épée aux reins. Mais ces gens ne sont pas, comme chez vous ou chez nous, entraînés à faire vite. Ce n'est pas dans leur nature. Ils ont encore beaucoup à apprendre de la vieille Europe ! soupirait Cornfield.
Quand Charles lui faisait part de ses scrupules, s'estimant entretenu à ne rien faire, lord Simon se mettait à rire et le rassurait :
– Profitez-en pour vous mieux acclimater à l'archipel. Visitez les îles avec Mark Tilloy pour guide. Il connaît tout, y compris les cabarets de Nassau où l'on trouve d'attrayantes hôtesses.
Charles mit à profit ce conseil et, la saison des ouragans passée, navigua pendant des mois en compagnie du lieutenant, de Cat Island à Crooked Island, franchissant ainsi plusieurs fois la ligne idéale du tropique du Cancer.
Au cours de leurs escales, les deux amis dégustèrent les délicieuses bananes de Grand Bahama, visitèrent, au sud de Great Abaco, le seul phare de l'archipel, construit en 1836 en dépit d'insulaires pilleurs d'épaves. Ils eurent à Andros une pensée pour sir Henry Morgan, fameux aventurier : élu amiral par les boucaniers anglais, ce pirate repenti, couvert d'honneurs par le roi Charles II pour ses exploits contre les Espagnols, avait choisi un temps cette île pour résidence. Charles et Mark ne s'attardèrent pas, comme d'autres visiteurs, pour tenter de trouver le trésor que l'on disait caché par Morgan dans une grotte qui portait désormais son nom.
C'est à Nassau, à l'occasion de livraisons d'éponges, que Charles Desteyrac fit, en compagnie du marin, de plus fréquents mais brefs séjours. Parcourant la capitale de l'archipel pendant que Tilloy vaquait à ses affaires, il vit les bâtiments d'un des premiers parlements coloniaux de l'Empire britannique, construits entre 1801 et 1803 par les loyalistes réfugiés à New Providence. Il fit le tour de la plus ancienne prison des Bahamas, un bâtiment octogonal bâti en 1797 pour accueillir les derniers pirates 3 , et s'en fut saluer la statue de Christophe Colomb, érigée en 1830 au pied de l'escalier du palais du gouverneur. Pour le point de vue, il gravit les soixante-cinq marches de l'escalier taillé vers 1790 dans le calcaire corallien par les esclaves des planteurs loyalistes.
La fuite du temps, dans un pays où l'on ne consultait sa montre que dans l'attente d'une visite, et le calendrier que pour connaître les changements de lune, semblait à Charles beaucoup moins perceptible qu'en France. Ici, la notion de temps rejoignait celle d'espace, et les semaines succédaient aux semaines, les mois aux mois, sans qu'on y prît garde, le passage d'une saison l'autre étant si flexible que le Français avait le sentiment de vivre un éternel été. La température, passant insensiblement de 26 degrés centigrades en janvier à 31 degrés en août, contribuait à entretenir, pour un Européen accoutumé à des variations beaucoup plus amples, cette sensation de permanence du climat.
Entre ses croisières dans les îles, ses rendez-vous, entrevues et dîners dans le Cornfieldshire, ses soirées au Loyalists Club, ses visites au joyeux ermite du mont de la Chèvre, Charles s'adonnait avec entrain au rite des baignades avec la filleule de lady Lamia. Ses rapports avec Ounca Lou étaient de plus en plus confiants, sans pour autant atteindre la tendre familiarité qu'il eût aimé leur imprimer. Gentille, souriante, attentive, Ounca Lou acceptait le badinage, disait se trouver bien en compagnie de Charles, mais n'en restait pas moins la filleule très surveillée de Fish Lady.
– Marraine dit que le meilleur des hommes ne domine pas toujours l'animalité qui subsiste en chacun d'eux, déclara-t-elle un jour, après le bain, alors qu'ils sirotaient un verre de jus d'ananas sur la galerie de Little Manor.
– Et quand on a affaire à celui qui n'est pas le meilleur des hommes, le danger est d'autant plus grand pour une demoiselle ! badina Charles.
Il se demanda si ces propos spontanés ne risquaient pas d'alarmer la jeune femme. Elle le rassura d'un sourire en lui transmettant une invitation de lady Lamia pour le lendemain à Buena Vista.
– Nous sommes déjà au mois de mai, vous êtes ici depuis deux ans, et marraine commence à croire que votre pont ne sera jamais construit, ce qui la rend d'humeur charmante ! Encore qu'elle regrettera de vous voir quitter Soledad,
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