Le Pont de Buena Vista
dit Ounca Lou.
– Je ne suis pas de ceux qu'on regrette. Nous autres, bâtisseurs de ponts, ne faisons que passer, comme les rivières que nous enjambons. D'abord on nous déteste, ensuite on nous accepte, après on nous oublie, répliqua Charles, un peu morose.
– J'ai beaucoup de mémoire, protesta-t-elle.
Le lendemain dans l'après-midi, alors qu'il regagnait sa maison de chantier après un excellent repas de homard et de conques farcies chez Fish Lady au cours duquel Ounca Lou s'était montrée plus gracieuse et plus engageante que jamais, l'ingénieur trouva Timbo en conversation avec un émissaire de lord Simon.
L'homme lui apprit que le maître de l'île souhaitait le voir très vite, le soir même, si possible. Informé avant Charles, Timbo avait déjà organisé le départ, attelé Zéphyr, fermé la maison. Desteyrac n'eut qu'à rassembler plans et papiers, boucler sa sacoche, avant de sauter dans le dog-cart. Lui qui comptait, le lendemain, retourner à Buena Vista pour revoir Ounca Lou trouva cavalière la convocation du lord. Mécontent, il somnola pendant tout le trajet, décourageant le bavardage de Timbo.
Après une traversée de l'île au grand trot, Charles Desteyrac, encore sous le charme des moments passés avec la filleule de lady Lamia, retrouva, à la fin de l'après-midi, sur la galerie de Cornfield Manor, le major Carver et le capitaine Colson sirotant un pink gin en compagnie du maître de maison.
– Mon cher, nous partirons bientôt pour New York. Vous êtes du voyage, ainsi que Murray. Il s'agira de revenir avant la période des ouragans, annonça sans préambule lord Simon.
– J'aurai grand plaisir à cette croisière, dit Charles.
– Ce sera pour vous l'occasion de faire avancer nos travaux. Les gens de Pittsburgh m'écrivent enfin que votre pont sera mis en fabrication cet automne, ce qui vous laisse le temps de vous rendre aux ateliers de Keystone Bridges Works, et même, ils le disent dans leur lettre, de rencontrer sur place l'ingénieur Whipple. Le devis étant raisonnable, je l'ai accepté, et ma banque de Boston enverra des arrhes.
– Eh bien, c'est une très bonne nouvelle ! s'exclama Charles.
– Mais, pour moi, ce n'est pas la seule. Lady Ottilia, qui, depuis des mois, ne m'envoyait que des missives laconiques, et dont je subodorais que le formalisme filial cachait quelque affaire de cœur, m'annonce qu'un officier de cavalerie, tout frais émoulu de West Point, fils d'une veuve du Massachusetts dont il serait le seul héritier, a demandé sa main. Par une attention à laquelle Ottilia ne m'a guère habitué, elle souhaite ma présence à New York, où pourraient être célébrées les fiançailles. Si, dit-elle, et c'est ce qui m'étonne le plus, le prétendant, dont elle néglige de donner le nom, me convient comme gendre !
– Eh bien, vous voilà un père comblé. Vous aurez, l'hiver prochain, un gendre et un pont ! dit Charles.
– Souhaitons que l'un et l'autre soient robustes ! lança Edward gaiement.
– Et maintenant, mes amis, si vous n'avez les uns et les autres aucune obligation, je vous invite à partager mon dîner, proposa lord Simon, rayonnant de satisfaction.
Seul Colson déclina l'invitation, tandis que Charles et le major Carver l'acceptèrent, demandant un délai pour aller passer la tenue de rigueur pour les dîners d'été – costume de lin, chemise blanche, ruban de velours en guise de cravate.
Étant voisins, Charles et Edward firent ensemble l'aller et retour à bord du boghei du major.
– Pensez-vous que le mariage de lady Ottilia avec un Américain puisse vraiment réjouir lord Simon ? demanda Charles.
– Attendez, mon cher. Ottilia n'est pas encore mariée. Elle a été deux fois fiancée à de jeunes Anglais fort acceptables. L'un ou l'autre eût fait un bon époux. Mais, dans les deux cas, après des fiançailles pompeuses, elle a rompu son engagement le jour même où devait être fixée la date des noces. Et cela, sans avancer de raison sérieuse, sans avoir rien à reprocher aux prétendants ! confia le major.
– Étrange conduite, commenta Charles.
– Plus encore que vous ne pouvez le penser. Car de ces ruptures in extremis , Ottilia parut chaque fois très affectée. Et, naturellement, comme pour narguer la bonne société londonienne, chaque fois aussi elle se lança dans de nouvelles folies. En fait, je crois que
Weitere Kostenlose Bücher