Le Pont de Buena Vista
« Que ne suis-je Assuérus ! » pensa-t-il.
– Ce fut un bain très agréable, vivifiant, dit Charles pour meubler le silence.
– L'océan me manquait furieusement à New York, et les bains à Long Island étaient prétexte à réunions mondaines. Les gens se trempaient dans la mer comme dans une baignoire. La plupart ne savaient pas nager. Voyez-vous, Charles, je suis une sauvage qu'on a bien éduquée. Mais le sang indien que j'ai dans les veines redevient force dominante dès que je suis ici.
– J'ai le sentiment, en effet, que vous êtes aussi à l'aise dans l'eau qu'à l'air libre.
– Je connais une anse où viennent s'ébattre les dauphins. Lamia m'a appris depuis l'enfance à jouer avec eux. Je vous y conduirai… si cela vous plaît, bien sûr, proposa-t-elle.
– Avec vous, j'irais même me tremper dans Sharks Bay ! déclara Charles.
– Ah, le galant Français resurgit ! Comment appelle-t-on cette façon que vous avez de dire aux femmes des choses que vous ne pensez pas, des phrases destinées à séduire les naïves ?
– Depuis Marivaux, on parle à ce propos de marivaudage, admit Desteyrac, déconfit.
– Allons, allons, ne prenez pas cet air renfrogné ! J'aime bien, de temps en temps, qu'on me dise des marivaudages… Les Anglais ne savent pas parler aux femmes. Ils sont timides, circonspects, et croient qu'il est de bon ton de marquer à l'égard des jeunes filles une froideur prononcée. Pour eux, il n'y a que deux catégories de femmes : les possibles épouses et les prostituées, confia-t-elle.
– Et les jeunes Américains que vous avez dû rencontrer ?
– J'en ai fréquenté très peu. Car, voyez-vous, pour les gens de la bonne société américaine, celle des familles de mes compagnes de pension, tout ce qui n'est pas WASP – c'est-à-dire White Anglo-Saxon Protestant – est infréquentable. Et la fortune ne compense pas cette tare héréditaire. Comme je n'ai pas un teint de fleur de magnolia, que mes yeux sont fendus comme ceux de ma mère dont le père était indien, je ne pouvais faire l'objet que d'attentions salaces ou d'une méprisante indifférence. Certains petits messieurs, qui m'ont manqué de respect, ont appris que les sauvages de mon espèce ont la gifle facile, dit-elle.
– Me voilà prévenu ! s'exclama Charles en riant.
– Marraine m'a dit : « Avec M. Desteyrac, tu ne crains rien. » C'est pourquoi vous êtes le premier Européen sur cette île à qui je puis tendre la main.
– Peut-être même la joue ? dit Charles, émoustillé.
– Mais pas aujourd'hui ! décida-t-elle en se levant.
Il reconduisit Ounca Lou jusqu'au va-et-vient, lui fit traverser la faille, et quand, posant le pied sur Buena Vista, elle lui fit un signe de la main, il lui sembla qu'elle mettait dans ce geste banal une attention prometteuse.
L'ingénieur comprit bientôt qu'il entrait dans une période d'inactivité qui pourrait être longue. Les gens de Pittsburgh mettaient peu d'empressement à répondre aux demandes formulées par lord Simon ; Charles attendit des mois l'accusé de réception de ses plans et leur acceptation de principe. Ces atermoiements, aggravés par la lenteur des communications, le courrier de Pennsylvanie, via New York et Nassau, mettant parfois plusieurs semaines à parvenir à Soledad, l'agaçait plus encore que lord Simon, habitué aux lenteurs américaines.
La période des ouragans, qui, comme chaque année entre juillet et octobre, rendit la navigation dangereuse dans l'archipel, compliqua encore les échanges. Or, les ingénieurs de Keystone Bridges Works, dont on ne pouvait mettre la bonne volonté en doute, réclamaient fréquemment à leur collègue français de nouvelles précisions techniques, des plans de détails cotés, et, au commanditaire, des engagements financiers supplémentaires. Charles se remettait alors à sa planche à dessin, pestant contre une organisation du travail peu adaptée à l'industrie métallurgique.
Son impatience rejoignait celle, moins fébrile, de lord Simon. Pour ne pas comparer la nonchalance bahamienne aux temporisations de Keystone Bridges Works, Cornfield excusait ces dernières, sachant que les ateliers de Pittsburgh étaient assaillis de commandes de rails par les compagnies de chemins de fer en pleine expansion. Cette production avait priorité sur la fabrication d'un pont destiné à une île
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