Le Pont de Buena Vista
dans la chaloupe de Tom O'Graney et, le même soir, par vent favorable, le Phoenix quitta son mouillage. Cap sud-ouest, il se dirigea vers les Bermudes, distantes de mille huit cents milles.
Au cours des jours qui suivirent, Charles passa de nombreuses heures au chevet de Murray, vers qui le poussait maintenant une sympathie faite de l'indulgence qu'on a pour un gamin turbulent, puni de sa témérité, et aussi de simple humanité. Il tint compagnie au jeune homme pendant les repas, que le blessé prenait dans l'inconfort du lit. De longues et confiantes conversations permirent aux deux passagers de se mieux connaître. Charles parlait de ses études, de l'art des bâtisseurs de ponts, de la vie parisienne. Malcolm lui décrivait la société londonienne, les mondanités de la season , et révélait au Français l'existence d'un oisif pourvu d'un bon revenu en livres sterling, qui passait son temps avec des peintres et des actrices, chassait le renard, suivait les courses de chevaux, canotait sur la Tamise, perdait des fortunes aux cartes, assistait le matin à la pendaison d'un criminel, l'après-midi à un combat de boxe, dansait le soir au palais Saint James, avant d'aller dîner à Soho, à la taverne du Sceptre ou dans un restaurant italien, lieu de réunion des carbonari, agents de Giuseppe Mazzini.
– Nous trouvons là toutes les femmes que nous voulons, dont la fréquentation est aussi risquée en ce siècle qu'au temps de Pepys et de Boswell, confessait gaiement Murray.
Cuthbert, le second et moins usité prénom du jeune Anglais, intriguait Charles Desteyrac.
– C'est le nom d'un ermite écossais du VII e siècle, devenu évêque, expliqua Malcolm avant d'en dire plus sur sa famille.
Charles sut que figurait, parmi les ascendants du blessé, un certain Bertie Cornfield, planteur en Caroline du Sud, mort en combattant les insurgents pendant la guerre d'Indépendance des États-Unis. Ce parent appartenait à la minorité des colons anglais qui, refusant de se faire américains pour rester fidèles à leur roi, avaient payé de leur vie une loyauté inutile. De là venait, pour Malcolm, une parenté confuse avec le maître de Soledad, qu'il avait toujours appelé oncle sans être certain qu'il le fût. Quant au père de Malcolm, lord Richard Murray, il était l'associé de lord Simon Leonard dans certaines affaires. Malcolm Cuthbert expliqua qu'il admirait beaucoup son père, mais ne pouvait accepter de mener la même vie que lui.
– Mon père est un landlord , grand propriétaire terrien. Il est membre de la Chambre des lords, où il ne met jamais les pieds, comme la plupart de ses pairs. Il réside dans son domaine de Sunbury, près de la rivière Waveney, dans le Suffolk. Il fait valoir un important élevage de moutons dont la laine alimente en partie la filature qu'il possède avec lord Simon, près d'Ipswich, capitale du comté. Il vend aussi de la laine aux filateurs flamands et hollandais. Toujours en association avec Cornfield, mon père exploite des carrières d'où sont tirées les pierres qui servent à daller les cours et les terrasses des hôtels de Londres. C'est un authentique gentleman-farmer, de mœurs rustiques. C'est aussi, ce qui ne me déplaît pas, un infatigable jouisseur. Il se vante de n'avoir qu'une seule lecture, celle du New Sporting , et ne possède qu'un seul livre, l' Annuaire de la pairie . À tout il préfère la campagne, la pêche du saumon, la chasse du renard, la bonne chère, la bière forte plutôt que la vie citadine et mondaine de Londres. D'ailleurs, il danse comme un ours.
– Ce n'est pas un père bien gênant, si je comprends bien.
– Certes non, bien qu'il manifeste parfois des exigences pour me rappeler que je suis son fils unique. Par exemple, il tient à ce que je choisisse une femme parmi les filles honnêtes, même laides, de notre caste. Selon mon père, on doit demander à une épouse de rester fidèle jusqu'à ce qu'elle ait donné le jour à un héritier mâle. Une fois l'enfant fait, chacun peut mener la vie qui lui plaît, sans toutefois déroger à son rang ni causer de scandale. Pour le plaisir, lord Richard Murray reconnaît le droit à un mari de s'adresser, comme il le fait lui-même, aux villageoises sans manières, qui copulent ainsi qu'on vide une pinte d' ale . Mais je n'aime pas les paysannes. Elles sentent la chèvre ou le lait caillé !
– Et votre mère, de qui vous m'avez un peu
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