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Le Pont de Buena Vista

Le Pont de Buena Vista

Titel: Le Pont de Buena Vista Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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parlé, l'autre jour ? dit Charles, devinant Malcolm porté aux confidences.
     
    – Ma mère est issue d'une famille titrée, fort riche. Elle a une conception de l'existence différente de celle que prône mon père. Sauf en ce qui concerne la vie conjugale, où ils sont parfaitement d'accord. Leur mariage fut d'ailleurs traité comme une affaire, une sorte de transaction foncière, puisque ma future mère apporta en dot de quoi agrandir sensiblement les pâtures des Murray. Elle estime avoir rempli le contrat conjugal en donnant un fils à son mari. Mon père, respectueux des conditions prénuptiales, lui octroie une forte rente et une totale liberté du cœur et des sens !
     
    – C'est une formule qui en vaut une autre, observa Charles, amusé.
     
    – Certes. Ma mère réside le plus souvent à Londres, se rend chaque année à Bath pour prendre les eaux, mais ne se sent à l'aise qu'à Venise, où nous passons plusieurs semaines dans le temps du carnaval. Ceux qui ne connaissent pas lady Orianne en médisent ignominieusement. Les mieux intentionnés répètent que c'est une originale, définition péjorative, bien entendu. Or, ma mère est une excellente femme, bonne, intelligente, sincère, indifférente au qu'en-dira-t-on. Versée dans l'art, la littérature, la musique, elle ne cache pas des goûts de luxe. Elle suit avec assiduité la season de Londres, où elle possède un hôtel à Mayfair. Elle y donne des réceptions très courues. Son chevalier servant – il en faut un, n'est-ce pas ? – était, ces derniers temps, un écuyer de la reine Victoria, que ma mère tient pour une femme aux goûts bourgeois et dénuée de tout sens de la beauté.
     
    Le soir suivant, de la bouche d'un major Carver détendu, Charles devait apprendre d'autres détails sur la famille Murray. Les deux hommes se trouvaient seuls au salon, à l'heure du cigare d'après-dîner, alors qu'une brise molle poussait le Phoenix vers les Bermudes. Le major choisit un havane, le fit crisser à son oreille et le tendit à Charles. Quand le whisky fut servi et que le parfum du tabac fit oublier la salinité de l'air, Edward Carver livra ses pensées.
     
    – Vous semblez avoir une bonne influence sur ce pauvre Malcolm, monsieur Desteyrac. Je m'en félicite et je vous remercie. Dans la situation où nous a mis, M. Colson et moi, l'accident survenu à ce garçon, vos attentions sont salutaires.
     
    – Ces attentions n'ont rien que de très banal. Il s'agit d'aider un blessé immobilisé à passer le temps. Je crois Malcolm Murray plus fragile, moins assuré, plus seul qu'il ne paraît. Je m'efforce simplement de le distraire, dit Charles.
     
    – En tout cas, votre présence à son côté paraît bénéfique. Malcolm, voyez-vous, a été, depuis l'enfance, ballotté entre un père et une mère qui n'ont aucune idée de ce que doivent être des parents, au sens affectif et éducatif du terme, observa le major.
     
    – Murray m'a beaucoup parlé de son père, moins de sa mère, qu'il regrette de ne pouvoir accompagner, comme chaque année, en Italie, dit Charles.
     
    – Ah, Venise ! Lady Orianne y loue un palais sur le Grand Canal. Elle joue à la patricienne de la Sérénissime, porte des toilettes copiées des tableaux de Pietro Longhi ou de Tiepolo, quand elle n'arbore pas, pour recevoir ses invités, la robe de velours cramoisi des doges. Elle a sa gondole et ses gondoliers, une loge à la Fenice, un banc à l'église San Moisè. Elle soutient de ses deniers le marguillier de la Salute, joue du clavecin, prend son punch à l'alkermès au café Florian, danse, se baigne au Lido et considère la vie vénitienne comme l'essence même du bonheur de vivre. On lui prête là-bas un amant, un comte papal, sigisbée sur le retour, aussi distingué que désargenté, propriétaire dans la Brenta de plusieurs villas délabrées.
     
    – Belle vie, assurément, attrayante et romanesque, commenta Charles, émerveillé.
     
    – Mais détestable pour la formation d'un jeune homme aussi désinvolte et paresseux que Malcolm. Richard Murray voulait faire de son fils un landlord à son image, mais, le garçon ayant le tempérament folâtre et frondeur de sa mère, il n'a pu l'influencer. Sir Richard a seulement obtenu de son héritier qu'il étudiât à Eton et reçût une sérieuse éducation afin de porter dignement son nom illustre. Savez-vous que l'on compte, parmi les Murray, un diplomate, un peintre académique, deux

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