Le Pont de Buena Vista
gré. »
Quand la chaloupe, pilotée par Tom O'Graney, s'éloigna du navire, la suivante d'Ottilia, ayant amorcé un geste du bras en direction des marins accoudés à la lisse, fut rappelée à l'ordre et invitée par sa maîtresse à regarder du côté de la terre. Seul le bichon salua l'équipage en aboyant sur le mode terrorisé.
– Bon vent à cette péronnelle et à son chien ! murmura Charles.
Un soleil aveuglant argentait l'écume à la crête des vagues, quand le Phoenix , délesté de ses deux passagères que personne ne s'était soucié de retenir, quitta le mouillage des Bermudes en s'accommodant des vents variables de la région.
– En mer, le chemin le plus court n'est pas forcément le moins long. En faisant route sud-est, nous irons cueillir les alizés aux alentours du 25e degré de latitude nord. Ces vents, permanents et réguliers, nous porteront aux Bahamas en trois jours, expliqua le second à l'heure du breakfast.
Pendant cette dernière étape, comme pour justifier les propos de Rodney, un grain sérieux contraignit le capitaine Colson à faire route plein est, ce qui éloigna le navire de sa destination. Mais, dès que les alizés s'annoncèrent, le commandant ordonna de mettre toute la toile, et le navire piqua sur l'archipel. Le loch indiqua dès lors une vitesse de dix nœuds.
Charles Desteyrac, qui passait le plus clair de son temps sur le pont, osa enfin demander à Tilloy de lui parler de Soledad.
– Nous allons aborder cette île dans quelques jours et j'en ignore tout, fit-il observer.
Mark entraîna le Français dans la chambre des cartes et lui mit sous les yeux une représentation marine de l'archipel des Lucayes.
– On raconte que, lorsque Christophe Colomb et ses hommes abordèrent ces îlots, les Indiens se donnaient entre eux le nom de Lukku-Cairi, qui signifierait gens des îles. Les explorateurs nommèrent donc cet archipel los Cayos – les écueils –, puis Lucayas. Beaucoup plus tard, il devint les Keyes pour les Anglais. Maintenant, tout le monde les nomme Bahamas, de l'espagnol baja mar , mer basse. Cet archipel est constitué d'une trentaine d'îles et de plus de cinq cents îlots recensés 1 à ce jour. Cela forme un chapelet de huit cents kilomètres, dit l'officier en suivant de l'index l'arc insulaire. Au nord-ouest, l'île Grand Bahama est à cinquante milles de la côte de Floride ; à l'autre bout de l'archipel, au sud, les dernières îles du chapelet, Great et Little Inagua, se trouvent à cinquante milles de Cuba, précisa-t-il.
– Et où se situe Soledad, là-dessus ? demanda Charles.
L'île que Tilloy désigna apparut à Charles comme isolée et la plus à l'est de l'archipel. Il en fit l'observation.
– Ce devait être, en effet, la première île que rencontrèrent les navigateurs qui, comme Christophe Colomb, avaient fait escale aux îles Canaries. Notre Soledad est située sous le 25e degré de latitude nord, à près de cent milles au nord du tropique du Cancer. Mais elle n'est pas aussi isolée qu'il y paraît. Elle se trouve à trente-cinq milles à l'est d'Eleuthera, cette longue bande de rocs en forme de parenthèse que vous voyez là, et à vingt-cinq milles au nord-est de Cat Island, qui a le profil d'une canne tordue. Ce sont des terres très peuplées.
Poursuivant son inventaire, Tilloy pointa du doigt une petite île en forme de haricot.
– Ici, à soixante-cinq milles au sud-est de Soledad, se trouve Watling Island, Guanahani pour les Arawak 2 , nommée un temps San Salvador comme étant l'île légendaire où Christophe Colomb est censé avoir débarqué le 12 octobre 1492, dit le second lieutenant avec un sourire.
– Comment, « est censé avoir débarqué » ? N'en est-on pas sûr ? Le journal de bord de Colomb, partiellement utilisé par l'évêque Bartolomé de las Casas dans ses écrits sur la colonisation, fait autorité, non ?
– N'allez pas dire cela aux habitants de Cat Island, qui ont toujours appelé leur île San Salvador parce qu'elle correspond mieux que toute autre, disent-ils, à la description développée dans le journal de bord de Colomb. Washington Irving, célèbre historien américain, auteur de Colomb et ses compagnons , biographie publiée en 1828, défend cette thèse.
– Mais alors, il existerait deux San Salvador ? dit Charles, incrédule.
– Le fait est qu'on dut se trouver un temps avec
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