Le Pont des soupirs
faut que de hauts personnages assistent l’ancien bandit au jour de son mariage. Cela, je m’en charge encore. Il faut encore que la cérémonie soit éclatante, magnifique, et que la bénédiction nuptiale soit donnée par le plus haut personnage ecclésiastique de Venise, c’est-à-dire par le cardinal-évêque en personne !
– Voilà donc pourquoi vous m’avez délivré ! s’écria Bembo.
– Non ; je vous ai tiré de la Grotte Noire parce que nous ne serons pas trop de deux hommes tels que nous pour abattre Roland Candiano.
– Je suis de votre avis, dit Bembo. Hâtons-nous donc ! Tant que nous serons dans ces parages, je ne me croirai pas en sûreté. »
Les deux cavaliers reprirent le galop qu’ils avaient interrompu pour converser. Vers deux heures de l’après-midi, Bembo était dans son palais, au grand ébahissement de ses serviteurs qui le croyaient à jamais disparu. Une heure plus tard, accompagné de Sandrigo, il entrait dans le cabinet du doge Foscari.
« Vous voyez, monseigneur, que je tiens parole », dit Sandrigo.
Le doge remercia Sandrigo d’un geste, et examina Bembo.
Il fut réellement effrayé du changement qui s’était opéré dans le visage du cardinal. Ces quelques jours passés dans la Grotte Noire avaient bouleversé Bembo plus que les six ans passés au fond des puits n’avaient bouleversé Roland.
La peur est peut-être en effet l’agent le plus actif et le plus puissant de désorganisation.
Or, Bembo avait eu peur au-delà de toute expression.
« Mon pauvre ami ! fit le doge en lui serrant les mains.
– Oui, je suis changé, n’est-ce pas, monseigneur ? Et pourtant, il n’y a guère que quelques jours que je souffre. Mais chacune de ces journées a été un siècle. »
Il baissa la voix :
« Il faut que je vous parle au plus tôt.
– Dès ce soir.
– Où ?
– Notre rendez-vous ordinaire : le Pont des Soupirs.
– Bien… Roland est vivant.
– Je le sais.
– Il est déchaîné contre nous. La vengeance de cet homme sera affreuse, si j’en juge par ce que je viens de voir. »
Le doge était brave autant que Bembo était lâche.
Mais il ne put s’empêcher de frissonner.
Et s’adressant à Sandrigo, il dit :
« Monsieur le lieutenant, dit-il, je vous rends grâce. Le cardinal est un de nos amis les plus chers, un des plus fermes soutiens de l’Etat. Soyez donc remercié pour nous l’avoir ramené si promptement. A ce que vous venez de faire, je puis mesurer ce que vous êtes capable de faire. Continuez à nous servir… à servir la république, et soyez assuré que le grade que nous vous avons octroyé n’est qu’un acheminement à d’autres plus dignes de votre valeur. »
Ivre de joie, sûr désormais de sa fortune, Sandrigo s’inclina et déjà il entrevoyait à son côté l’épée dorée du capitaine général.
Bembo et lui prirent congé du doge et rentrèrent ensemble au palais du cardinal.
« Mon cher ami, dit alors Bembo, vous voilà sur le chemin des honneurs et de la fortune. Foscari a l’habitude de mesurer ses paroles et de ne promettre que ce qu’il peut tenir. Soyez sûr que, de mon côté, je vous pousserai autant qu’il sera en mon pouvoir.
– J’y compte, par tous les diables ! répondit Sandrigo.
– Venez me voir demain. Ce soir, je dois m’entendre avec une personne qu’il est nécessaire que je consulte. Demain nous pourrons donc causer utilement.
– D’ici là, je vais commencer à agir, fit Sandrigo en se levant pour se retirer. Mais vous pouvez dès maintenant me donner une réponse à ce que je vous demandais sur la route des lagunes.
– Que me demandiez-vous donc, mon cher ?
– Je veux que mon mariage soit béni en présence de tout Venise, dans la cathédrale de Saint-Marc, par le cardinal-évêque !
– Honneur rare et réservé aux grands dignitaires. Mais je ne puis rien vous refuser : il sera fait comme vous dites. A propos, comment se nomme la jeune fille ?
– Vous allez comprendre la nécessité d’imposer une femme à la société vénitienne. Celle que j’épouse s’appelle Bianca, et c’est la fille de la courtisane Imperia. »
Sandrigo, en disant ces mots, s’était incliné, et il se retira. Bembo était demeuré immobile, comme frappé d’un coup de foudre.
Ce ne fut qu’au bout de dix minutes qu’il put reprendre ses esprits, et alors il murmura :
« Bianca ! Il épouse Bianca !… Et c’est moi qui vais bénir leur
Weitere Kostenlose Bücher