Le Pont des soupirs
brillant d’un étrange éclat. C’était Bembo.
A la vue de cet inconnu qui entrait, une torche à la main, le poignard nu à la ceinture – la lame toute rouge encore ! – Bembo se mit à grelotter et se rencogna dans son angle.
« Vous venez me tuer ! bégaya-t-il. Oh ! je le vois !… L’impitoyable Roland trouve sa vengeance incomplète… il me fait tuer !… »
Le cardinal se traînait à genoux, Sangrino le regardait avec un étonnement plein de mépris. Et tout haut, d’un ton rude, il dit :
« Allons, messire cardinal, debout ! Vous êtes prince de l’Eglise, que diable ! Et c’est devant vous qu’on doit s’agenouiller, alors que vous vous traînez à mes pieds. Debout, vous êtes libre ! »
Bembo demeura à genoux, pétrifié.
« Libre ! bégaya-t-il.
– Faut-il vous le répéter ? Libre de sortir d’ici, libre de retourner à Venise, libre de reprendre votre rang dans la société et l’Eglise, et dans le palais ducal où le doge vous attend.
– Libre ! répéta Bembo, Roland me fait donc grâce ! Je l’avais donc bien jugé ! Il est donc bien l’homme de toutes les générosités ! Oh ! que béni soit-il ! »
Un torrent de larmes s’échappa alors de ses yeux.
Il voulut se relever, mais il retomba.
« Seigneur ! hurla-t-il. Si ce n’était pas vrai ! Si c’était un tourment pareil à celui que je voulais lui infliger quand je descendis dans son enfer !… »
Sandrigo se baissa, saisit le cardinal, le remit debout et le secoua.
« Or çà, gronda-t-il, il faut que vous soyez devenu fou ! Vous êtes libre, vous dis-je ! Et ce n’est nullement une grâce de Roland Candiano qui vous délivre. C’est moi, moi Sandrigo !… Allons, venez ! »
Il l’entraîna, lui fit traverser la grotte pleine d’un bruit de pioches frappant le granit avec fureur.
Lorsque le cardinal fut dehors, lorsqu’il respira l’air pur et embaumé de la montagne, lorsque ses yeux, en se levant, aperçurent les étoiles dont le fourmillement scintillait au ciel, il demeura quelques minutes comme frappé de stupeur.
Sandrigo le fit asseoir et lui présenta un gobelet de vin, que Bembo avala d’un trait. Alors, ses idées devinrent plus nettes.
Il regarda autour de lui et commença à comprendre ce qui se passait.
« Qui êtes-vous ? dit-il à Sandrigo. Dites-moi votre nom, ô vous qui me délivrez, afin que je puisse le répéter dans mes prières jusqu’à la fin de ma vie…
– Décidément, ce n’est plus qu’une loque ! murmura le bandit. Je m’appelle Sandrigo, ajouta-t-il à haute voix. Mais si vous m’en croyez, vous aurez mieux à faire que d’offrir vos prières à Dieu qui ne s’en portera pas plus mal…
– Sandrigo ! répéta le cardinal.
– Oui, et je suis lieutenant des archers de Venise.
– Ah ! vous avez donc été envoyé pour me délivrer ?
– Je vous délivre parce que ça me plaît, répondit Sandrigo.
– Qu’importe ! Soyez béni, mon fils ! »
Bembo saisit les mains du bandit et les pressa fortement.
Tout à coup, il s’élança et disparut dans la nuit.
Ses forces, avec l’exercice, lui revenaient rapidement. Il bondissait, franchissait les crevasses, sautait par-dessus des rochers, poussait des exclamations, bégayait des paroles sans suite.
Cette course folle dura plusieurs heures, et le soleil se levait lorsque Bembo revint à la grotte.
Sans doute il avait longuement réfléchi, sans doute bien des choses qui s’obscurcissaient dans sa mémoire étaient revenues en pleine clarté, car lorsqu’il reparut devant Sandrigo, celui-ci reconnut à peine cette physionomie dure et implacable qu’il voyait.
« A la bonne heure ! gronda le bandit, je vous aime mieux ainsi.
– Vous ne m’avez pas suivi ? interrogea Bembo.
– Pour quoi faire ? Je savais bien que vous reviendriez.
– Bien. Je suis donc réellement libre ?
– Vous en avez maintenant la preuve.
– C’est vrai. Où allez-vous me conduire ?
– A Venise, où vous êtes attendu.
– Bien. Partons donc à l’instant.
– Restaurez-vous d’abord, messire cardinal, puis changez de vêtements, car vous êtes à faire peur. »
Sandrigo indiqua au cardinal une sorte de salle ménagée dans la grotte ; une table s’y dressait, chargée de venaison et de bouteilles ; sur un escabeau, un costume complet de cavalier attendait.
Bembo s’habilla en toute hâte et se mit à dévorer le repas qui avait été
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