Le Pont des soupirs
succès – si toute son énergie vitale ne s’était concentrée sur un but unique : Obtenir Léonore !
Foscari, devenu doge, lui avait d’ailleurs offert de belles compensations : le commandement suprême de l’armée, qui, légalement, devait rester dans les mains du doge, avait été confié à Altieri.
Après son mariage avec Léonore, lorsqu’il fut bien convaincu que la fille de Dandolo ne serait jamais sa femme que de nom, Altieri s’était rejeté sur l’ambition. Etre doge !…
Et pour être doge, il fallait renverser Foscari, son complice !
Lentement, avec des précautions qui révélaient un esprit subtil et prévoyant, Altieri prépara sa conspiration. Il entrevoyait déjà la certitude du succès ; il avait pour lui les principaux chefs de l’armée et la foule de patriciens, toujours ombrageux et mécontents ; il allait enfin tenter un grand coup, lorsqu’il apprit soudain l’évasion de Roland, puis son arrivée dans Venise.
Il fallait tout d’abord se débarrasser d’un pareil adversaire.
Le nom de Candiano était populaire.
Roland était aimé des barcarols, des marins du port, du peuple qui pouvait le porter au palais ducal dans un de ces irrésistibles mouvements dont il avait déjà donné des exemples. Altieri prit avec Dandolo des mesures qui aboutirent au résultat que l’on a vu.
Mais si Altieri conspirait contre le doge Foscari pour mettre sur sa tête la couronne ducale, il était du moins assuré que le secret était rigoureusement gardé. Quelques hommes seulement étaient au courant de l’entreprise, et le capitaine général était sûr de ces hommes. Chacun d’eux, en effet, eût risqué sa tête dans une trahison. Et c’est à ce moment-là que Léonore lui révélait qu’elle savait tout !…
Il n’y avait qu’une personne au monde qui fût en situation de révéler la conspiration sans danger pour elle : c’était Léonore.
Il frémit d’épouvante et d’horreur.
S’il tuait Léonore, il comprenait que son existence était désormais vide et sans but. S’il ne la tuait pas, il était à la merci d’un mot échappé, d’un mouvement de colère…
Le dilemme fut très clair et effroyable :
Vivre sans Léonore, ou mourir par elle !
Comme il en était là de ses pensées, on vint lui dire que Léonore en proie à une fièvre violente délirait dans son lit où on l’avait couchée. Tout disparut à l’instant de l’esprit d’Altieri ; comme autrefois, chez Dandolo il n’y eut plus chez lui que la pensée de sauver d’abord celle qu’il aimait – il verrait ensuite.
Pâle, mais calme en apparence, il pénétra pour la première fois dans la chambre de sa femme. Il vit Léonore dans son lit, le visage très rouge, plaqué de taches livides. Elle était immobile, ses yeux étaient fermés, ses lèvres fortement serrées s’ouvraient seulement par intervalles pour une respiration sifflante.
« Qu’on prévienne notre médecin, ordonna Altieri.
– C’est fait, monseigneur », répondit la femme de chambre de Léonore.
Il fit un signe de tête, s’assit et prit dans sa main la main de Léonore qui pendait par-dessus les couvertures.
Il tressaillit – peut-être de joie, peut-être de douleur.
C’était la première fois qu’il serrait cette main fine et délicate, et c’était la mort proche qui la mettait dans la sienne !
Un silence lugubre pesait sur cette scène.
Tout à coup, ce silence fut interrompu par quelques paroles très distinctes que prononçait Léonore. Le délire la reprenait.
Dès lors, elle se mit à parler longuement, tantôt à son père, tantôt à Roland… Altieri frémissait de rage. Elle demandait pardon, jurait que son amour était demeuré pur, fidèle, comme au jour lointain du premier regard de tendresse !
Et brusquement, elle cessa de parler à Roland.
Ce fut à lui-même, Altieri, qu’elle s’adressa dans son délire.
Des noms lui échappèrent… c’était tout le secret de la conspiration qui allait sortir de ses lèvres…
Livide, terrible, Altieri se tourna vers les femmes et rugit :
« Que faites-vous là, vous autres ? Dehors ! Vous la troublez ! Vous êtes cause que son délire augmente ! Dehors, vous dis-je !… »
Les femmes, terrifiées par cet incompréhensible accès de fureur, étaient déjà sorties, qu’il continuait de crier pour couvrir les paroles de Léonore. Quand il se vit seul avec elle, il eut autour de lui un regard farouche, puis il alla
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