Le Pont des soupirs
s’assurer que nul ne s’était arrêté dans la pièce voisine.
Alors, il revint s’asseoir près de Léonore, et, hagard, il écouta.
Oui ! elle parlait de la conspiration, elle en disait les détails, les précisait et, à chaque instant, revenait le nom d’Altieri.
Puis, avec la même soudaineté, elle se tut, s’affaissa dans une sorte de prostration. A ce moment, on heurta à la porte.
« Qui est là ? gronda Altieri en sursautant.
– Le médecin ! » répondit une voix du dehors.
Altieri respira. Le médecin, vieillard compassé, entra en se courbant devant le redoutable seigneur.
« Maître, dit Altieri, une chute qu’a faite la signora a provoqué en elle une forte fièvre.
– Bien, bien, nous allons voir, monseigneur. »
Le vieux s’approcha du lit, examina longuement la malade, penché sur elle, grommelant des mots sans suite, invoquant le divin Hippocrate, et finalement, il se releva vers le capitaine général.
Le vieillard demeura tout blême, le visage décomposé par la terreur.
Altieri était penché sur lui, le poignard nu à la main !
Que Léonore eût dit un mot, et c’en était fait du malheureux.
« Monseigneur, balbutia-t-il… je ne comprends pas… »
Altieri éclata de rire :
« Ne faites pas attention, maître ! Je crois en vérité que j’ai le délire moi-même. Mais venez… venez donc !… »
Il avait rengainé son poignard et, violemment, entraînait dans la pièce voisine le vieillard encore tout ébahi et épouvanté.
« Excusez-moi, fit Altieri. On a de ces moments de folie lorsque le cœur est plein d’une mortelle angoisse. Mais veuillez me dire ce que vous pensez… »
Le vieillard commença par donner quelques conseils touchant la précieuse santé de monseigneur.’
Puis, lentement, il expliqua la situation de la signora.
Elle était en danger de mort et devait être veillée nuit et jour.
« Bien ! Je la veillerai, moi.
– Admirable dévouement, monseigneur ! »
Le brave émule d’Hippocrate indiqua alors les remèdes qui lui parurent les plus efficaces en cette circonstance et finit par se retirer en disant qu’il reviendrait dans la matinée.
« Vous ferez mieux, maître ! dit Altieri. Vous vous installerez dans ce palais, et je vais vous faire préparer un appartement. »
Le vieillard s’inclina, très flatté en apparence.
Mais il ne put s’empêcher de jeter un regard inquiet sur le poignard qu’Altieri avait remis à sa ceinture.
Cependant, le capitaine général était rentré dans la chambre de Léonore où il s’était enfermé. Mais, avant, il avait fait venir son intendant, sorte de majordome à demi domestique, à demi soldat, et lui avait dit :
« Tu as vu le maître chirurgien que j’ai installé ici ?
– Oui monseigneur.
– Eh bien, si cet homme sort du palais avant que j’en aie donné l’ordre, tu es mort. »
Le valet savait parfaitement que le seigneur capitaine général plaisantait rarement. Il prit donc la menace fort au sérieux, et plaça des sentinelles devant la porte du pauvre médecin. Il demeura d’ailleurs convaincu que son maître voulait simplement être sûr d’avoir le médecin à portée, et comme tout le monde, il admira le dévouement d’Altieri qui ne quittait plus le chevet de la malade.
Il ne permettait à personne d’entrer dans la chambre et administrait lui-même les médicaments.
Cela dura cinq jours et autant de nuits.
Assis dans un fauteuil, à deux pas du lit, Altieri guettait anxieusement les paroles qui s’échappaient des lèvres de sa femme ; une sorte de régularité s’était établie dans la maladie ; le délire violent pendant lequel elle parlait à haute voix survenait en général le soir vers huit heures et s’apaisait environ deux heures plus tard ; alors, il y avait une accalmie jusque vers les quatre heures du matin ; Altieri verrouillait alors la porte et dormait dans son fauteuil d’un sommeil aussi agité que celui de la malade.
Léonore revint au sentiment de la vie le matin du sixième jour, c’est-à-dire qu’elle eut conscience de souffrir atrocement dans son corps et dans son âme.
Immobile, toute raide, dans le grand silence lourd que le seul bruit imperceptible de sa respiration faisait plus lourd encore, elle espérait vaguement que ses yeux ne se rouvriraient plus, que plus un geste, plus un mot n’émanerait d’elle, et qu’elle allait s’endormir pour ne plus jamais se réveiller. Alors, elle
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