Le Pont des soupirs
union ? L’aventure est plaisante ! »
Il éclata d’un rire terrible. Puis, appelant son valet de chambre, il se fit habiller de ce costume à demi cavalier qu’il portait en dehors de ses fonctions ecclésiastiques.
Bientôt, il sautait dans sa gondole, et dit quelques mots au barcarol. Un quart d’heure plus tard, la gondole de Bembo s’arrêtait devant le palais d’Imperia.
Bembo, en débarquant, marcha droit sur le magnifique escalier du palais. Il redressait sa taille courte et ramassée. Une sombre expression de menace violente convulsait son visage, et sa main se crispait sur le manche de son poignard. Ainsi dépouillé – en cette minute où la passion l’exorbitait – de ce masque d’hypocrisie qui le rendait hideux, emporté comme vers un rêve d’amour et de sang, la démarche fatale, Bembo paraissait un autre homme. Il était presque insupportable à voir. Il entra en grondant :
« Les tuer toutes deux, plutôt que cela ! »
A l’instant même où le cardinal entrait dans le palais, une autre gondole légère et rapide s’approchait de la demeure d’Imperia.
Et l’homme qui en débarquait bientôt, c’était Sandrigo !
Pendant que Sandrigo et Bembo entraient dans cette nouvelle phase de leur destinée, pendant que Roland accomplissait au loin la mission inconnue qu’il avait entreprise et que Scalabrino tombait dans le traquenard de Bartolo, le patron de
l’Ancre d’Or,
enfin pendant que Juana continuait à veiller sur le vieux Candiano essayant vainement de se soustraire à ses tristes pensées, en cherchant un refuge dans le dévouement, trois personnages de ce récit évoluaient de leur côté dans l’orbe inexorable du malheur ; nous voulons parler de Léonore, d’Altieri et de Dandolo.
Nous reprenons donc le simple exposé de leurs faits et gestes à cette nuit où Roland Candiano fut sauvé dans la maison de l’île d’Olivolo par Léonore.
La jeune femme, on l’a vu, avait péniblement regagné le palais d’Altieri, délivré Imperia, et était tombée dans sa chambre, à bout de forces, presque mourante. Tout de suite, une fièvre ardente s’était déclarée. Ses femmes qui la trouvèrent délirante, la déshabillèrent, la couchèrent dans son lit et prévinrent aussitôt le capitaine général. Altieri ne s’était pas couché.
Après la scène d’Olivolo, il était rentré chez lui, très calme en apparence, mais bouleversé en réalité par une double terreur. D’abord Roland Candiano lui échappait.
Il tenait pour très exact le récit de Léonore et était convaincu qu’elle l’avait prévenu assez à temps pour qu’il pût s’éloigner. Où était-il maintenant ? Que méditait-il ?
Ah ! qu’il fût loin ou près de lui, il n’y avait pas d’existence possible pour Altieri tant que Roland vivrait.
Dans le trajet de l’île d’Olivolo à son palais, Altieri ne songea qu’à ce duel à mort où il pressentait vaguement qu’il ne serait pas le plus fort. Vingt fois il s’arrêta frissonnant, s’attendant à voir l’ennemi surgir de l’ombre et le frapper du coup mortel. Il sondait les ténèbres et s’avançait ramassé sur lui-même, le pistolet chargé à la main. Quand il fut enfin dans sa chambre, il respira.
Il essuya la sueur froide qui coulait de son front et résuma la situation : Roland était fort sans doute, mais lui ! Lui, Altieri qui commandait à toute une armée, qui donc oserait l’attaquer dans ce palais toujours plein, nuit et jour, d’officiers et d’hommes d’armes qui montaient la garde ?
Mais dès qu’il fut parvenu à se rassurer, l’autre terreur s’empara de lui plus violemment encore. Altieri conspirait !…
Depuis des temps lointains déjà, il avait entrevu la magistrature suprême comme le couronnement de sa vie d’ambitieux. Lorsque le doge Candiano fut renversé par la foudroyante et soudaine révolution au palais sur laquelle s’ouvre ce récit, Altieri s’aperçut un peu tard qu’il avait surtout travaillé pour le Grand Inquisiteur Foscari. En effet, à cette époque, Altieri n’avait pour lui que quelques officiers et un certain nombre de patriciens, Foscari tenait le conseil des Dix, le tribunal des inquisiteurs, les Conseils, toutes les forces légales de Venise.
Un moment, dans cette terrible nuit où le vieux Candiano fut aveuglé et où son fils fut jeté dans les puits, Altieri eut la pensée de lutter contre Foscari. Il l’eût entrepris – et peut-être avec
Weitere Kostenlose Bücher