Le Pont des soupirs
d’âpres convoitises. Il souriait, et ce sourire glaçait la malheureuse enfant. Eperdue, folle de terreur, Bianca se rejeta en arrière en poussant un cri de terreur.
Imperia se ressaisit et vit l’homme.
« Bembo ! » exclama-t-elle presque aussi épouvantée que sa fille.
Bembo voulut s’avancer.
Il saluait, s’inclinait, cherchait à se faire gracieux.
« Je m’ennuyais d’attendre… j’avais une si grande hâte de revoir la signora… et vous aussi… vous surtout, signorina », ajouta-t-il en s’adressant directement à Bianca.
Surmontant sa terreur superstitieuse, trop certaine que Bembo était bien devant elle en chair et en os, Imperia s’élança, saisit le cardinal par la main, et ordonnant d’un signe à la servante de veiller sur Bianca, referma la porte.
Quelques instants plus tard, la courtisane et le prêtre se trouvaient dans cette petite pièce où Imperia recevait ses intimes.
« Pourquoi ne pas être restés là-bas ? bégaya Bembo.
– Pourquoi ? Une fois, déjà, vous vous êtes avancé jusqu’à l’appartement de ma fille… Cette attitude, je dois l’avouer, me paraît étrange. »
Bembo prit place sur un fauteuil.
Son sang-froid lui revenait. L’émotion violente qu’il avait ressentie à la vue de Bianca faisait place à cette subtile présence d’esprit qui l’abandonnait bien rarement.
« Je vois, dit-il, que nous avons à causer une bonne fois de nos affaires. Veuillez donc m’écouter, madame. »
*
* *
On n’a pas oublié sans doute la scène dans laquelle Sandrigo avait annoncé au cardinal Bembo son proche mariage avec Bianca et lui avait demandé de bénir lui-même leur union dans une imposante cérémonie qui aurait lieu dans la cathédrale même.
Bembo était demeuré d’abord comme frappé de la foudre.
Puis il s’était dirigé vers le palais d’Imperia, bouleversé, sachant à peine ce qu’il voulait faire ou dire.
Mais lorsque sa gondole l’avait déposé devant les degrés de marbre de la somptueuse demeure, il avait déjà combiné un plan.
On a vu qu’il avait évité de se faire reconnaître.
Bembo avait depuis longtemps étudié l’intérieur du palais et savait exactement par où il fallait passer pour arriver jusqu’à Bianca. A peine se trouva-t-il dans la pièce où on venait de l’introduire qu’il fut pris de l’irrésistible désir de revoir la jeune fille, dût-il être encore accueilli par un geste d’horreur.
Il s’élança donc à travers les couloirs, et parvint jusqu’à l’appartement de Bianca presque en même temps que la femme de chambre… Il vit Bianca.
Elle lui apparut plus belle, plus désirable que jamais.
Ce fut à ce moment que Bianca l’aperçut.
L’idée de Bembo était d’entrer coûte que coûte et de parler devant la jeune fille. Mais la passion l’avait bouleversé à un tel point que, lorsque Imperia saisit sa main et l’entraîna, il se laissa faire sans résistance.
La courtisane, maintenant, le regardait avec stupéfaction.
C’était Bembo qui était là devant elle !…
Mais alors, Roland Candiano s’était donc vanté ?
Il était donc moins redoutable qu’il ne le paraissait, puisqu’il avait été obligé de mentir, puisque Bembo était vivant.
« Vous avez été blessé ? demanda-t-elle sans répondre aux dernières paroles du cardinal.
– Moi ? Pas le moins du monde… Croyez-vous que l’on me blesse aussi facilement ?… Ah ! madame, ajouta-t-il en jouant sur le mot, il faut, en effet, que je sois assez difficile à blesser, puisque je ne m’émeus pas de l’accueil qu’on me fait ici !
– Mais votre absence…
– Un voyage, madame, un petit voyage aux environs de Venise.
– Quoi ! vous n’avez même pas été blessé le soir où vous avez tenté d’enlever ma fille !… Quoi ! Roland Candiano ne vous a pas arraché Bianca !…
– Qui vous a fait ce beau conte ?
– Candiano lui-même !
– Vous l’avez donc vu, vous aussi ! s’écria Bembo d’une voix sombre.
– Ah ! vous voyez bien que vous l’avez vu vous-même !
– Eh bien ! oui, c’est vrai. Je l’ai vu, et je puis vous dire, madame, que notre vie à tous est en danger.
– Je le sais ! dit Imperia frissonnante.
– Plus que jamais nous devons veiller, plus que jamais nous devons rester unis. Si je lui ai échappé cette fois, c’est par une évidente protection du Ciel. Mais peut-être une autre fois serais-je moins heureux… Pour
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