Le Pont des soupirs
à quelques pas, assis dans son fauteuil, montait sa faction.
Léonore songeait… A quoi ?…
Hélas !… Son bonheur perdu, sa vie brisée étaient maintenant l’unique sujet de ses méditations, et ses pensées évoluaient autour de Roland.
Pourtant, elle tressaillit.
Dans le grand silence de la nuit, le bruit cadencé des rames avait frappé son oreille. Elle souleva sa tête, écouta.
Dandolo ne la perdait pas de vue. Il vit le mouvement, l’effort qu’elle faisait, alla à la fenêtre, souleva le rideau.
« Ce n’est rien, ma fille, dit-il… tranquillise-toi…
– J’ai entendu, murmura Léonore.
– Je vois une grande gondole qui passe dans l’ombre… Je vois son fanal rouge…
– Ah !…
– Elle va vite… elle disparaît… »
La tête de Léonore retomba sur les oreillers et Dandolo revint prendre sa place dans son fauteuil.
« Tu vois, dit-il, tu as tort de t’inquiéter ainsi au moindre bruit. D’ailleurs, je suis là, ne crains rien. »
Elle fit un léger signe, comme pour dire qu’elle avait confiance, et ferma les yeux.
La gondole avait passé, légère et rapide comme un oiseau de mer, sous les fenêtres du palais Altieri ; bientôt elle fut dans la lagune.
Il faisait nuit encore lorsqu’elle toucha terre.
Roland et Scalabrino sautèrent aussitôt à cheval, et à la pointe du jour, ils mettaient pied à terre devant la petite maison de Mestre.
« Mon père ? interrogea Roland au moment où Juana vint lui ouvrir.
– Sain et sauf, monseigneur, mais Bianca… »
Roland entra. Scalabrino, d’un signe, indiqua à la jeune femme que Roland était au courant de la disparition de Bianca.
Roland, en entrant, vit son père assis dans la grande salle du rez-de-chaussée, près d’un bon feu.
Il alla au vieillard, et le serra tendrement dans ses bras.
« Qui m’embrasse ainsi ? demanda l’aveugle.
– Moi, fit Roland d’une voix étouffée, moi… votre fils…
– Mon fils ?…
– Hélas ! Ne reconnaissez-vous donc pas encore ma voix ? »
Le fou garda le silence.
Scalabrino et Juana contemplaient avec une indicible émotion cette scène poignante dans sa simplicité.
Cependant le vieux Candiano, de ses mains que la vieillesse faisait tremblantes, cherchait à attirer à lui Roland.
Son fils s’agenouilla.
Il y eut dans ce mouvement une sorte d’angoisse terrible.
« Père ! père ! » appela le fils de Candiano.
Le vieillard avait saisi la tête de Roland, il la touchait, la palpait comme font les aveugles qui, selon une admirable expression du peuple, cherchent à y voir clair
avec leurs doigts.
« Oui, murmura-t-il, voilà certainement la tête d’un homme intelligent et bon. Si j’avais un fils, je voudrais qu’il fût tel.
– Ton fils est devant toi ! Ton fils est à tes pieds !
– Je me rappelle… oui, je crois me rappeler… J’ai dû avoir un fils autrefois… mais c’est là un rêve de fou peut-être… Quand je regarde en moi-même, quand je descends dans la nuit éternelle de ma cécité, quand j’évoque dans mon cœur des images lointaines, comme disparues, il me semble, en effet, que j’ai dû, jadis, il y a très longtemps, vivre comme les autres hommes, et que mes yeux, alors, se reposaient avec délices sur des êtres qui m’étaient chers… Qui êtes-vous ?… Pourquoi dites-vous que vous êtes mon fils ?… Et si j’en ai eu un, il est mort sans doute comme sont mortes les choses auxquelles il m’arrive de penser… Je n’ai plus de fils… »
Doucement, le fou repoussa la tête de Roland qu’il tenait dans ses mains. Son fils se releva. Un long soupir gonfla sa poitrine. Déjà le vieux Candiano ne s’occupait plus que de chauffer ses mains à la flamme du foyer.
Cependant, il ajouta :
« Juana, mon enfant, tâche de recevoir convenablement ce noble étranger ; malgré la folie qui le pousse à se dire mon fils, il doit être bien traité. Il me semble que jadis je n’avais qu’un signe à faire, et des nuées de serviteurs s’empressaient autour des étrangers qui me venaient visiter. Où est ce temps ? Et ce temps a-t-il jamais existé ? »
Roland secoua la tête.
Il lui parut évident que son père ne reviendrait jamais à la raison.
Il se tourna vers Juana comme pour lui demander son avis.
« Et pourtant, murmura celle-ci, il a, par deux fois, appelé son fils et maudit Foscari.
– Ainsi, tu penses ?
– Que des éclairs de raison illuminent parfois sa
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