Le Pont des soupirs
main au vieillard qui la serra avec une sorte d’effroi respectueux.
« Monseigneur, dit-il, voulez-vous, à tout hasard, voir la retraite dont je vous parle ?
– Allons », dit Roland.
Accompagné de Scalabrino, il suivit le vieux Philippe.
Celui-ci se dirigea vers le cèdre.
Cet arbre, nous l’avons répété, était énorme. Son tronc noueux et tordu offrait, en outre, une particularité singulière : il était composé de neuf troncs différents, issus tous des mêmes racines et formant un cercle de neuf colonnes.
Les troncs différents, qui, à l’origine avaient dû pousser isolément, avaient fini par se réunir et n’en formaient plus qu’un.
Seulement, le cercle intérieur demeurait vide, et il y avait là une sorte de puits circulaire dont les parois naturelles étaient les neuf troncs cimentés l’un à l’autre par le lent travail de la nature [8] .
Les branches du cèdre, pesantes, s’allongeaient, s’inclinaient vers le sol.
Philippe saisit l’une de ces branches et, avec plus d’agilité qu’on n’eût pu lui en supposer, s’enleva. Bientôt il atteignait le nœud du tronc central. Roland et Scalabrino suivirent le même chemin.
Le vieillard déblaya alors quelques branchages et des ronces parasites entremêlées de lierres et d’épines. L’ouverture d’une sorte de puits apparut. Philippe projeta dans ce puits la lumière de sa lanterne.
« Voilà, dit-il. Il n’y a qu’à se laisser tomber au fond. Hier, j’ai descendu là un siège, une petite table que vous voyez couverte de vivres. Au besoin, on demeurerait là deux ou trois jours. Il y a deux bonnes couvertures… j’ai découvert cela il y a une quinzaine d’années en voulant dénicher les merles.
– Excellent ! » dit Scalabrino.
Les trois hommes redescendirent et se dirigèrent vers la maison où Roland et Scalabrino restèrent seuls, tandis que Philippe demeurait dans le jardin, en sentinelle.
Roland était pensif et sombre.
« Monseigneur, dit Scalabrino, voulez-vous que je remette à demain la suite de mon récit ? »
Roland tressaillit, violemment ramené par ces paroles à la situation présente.
« Non, non, dit-il, parle, mon bon Scalabrino.
– J’allais donc vous expliquer pourquoi j’avais eu l’idée de me rendre dans cette damnée auberge de
l’Ancre d’Or
où j’ai failli boire pour la dernière fois. Il faut que vous sachiez, monseigneur, qu’après votre départ, je me rendis à la Grotte Noire où je trouvai tout en bon ordre. Je transmis vos ordres aux chefs. Puis, tout galopant, je me rendis à Mestre. Une douloureuse surprise m’y attendait. »
Cette altération que Roland avait déjà remarquée chez Scalabrino se produisit dans sa voix et sa physionomie.
« Mon père ! s’écria Roland qui frémit de terreur.
– Non, non, monseigneur, ne craignez rien. Le vieux doge est toujours à Mestre, sous la garde de Juana.
– Alors ?…
– Bianca, monseigneur !
– Eh bien ?
– Enlevée !
– Par qui ?… Le sais-tu ?
– Juana m’a tout dit. Enlevée par Sandrigo…
– Ce bandit qui est devenu ton ennemi ?
– Oui, monseigneur, et qui doit avoir contre vous une haine terrible, car c’est vous qu’il a voulu certainement frapper en enlevant Bianca.
– Moi ! comment cela ?
– Que sais-je ? Il a peut-être supposé que vous aimiez cette enfant…
– Et pourquoi m’en voudrait-il ?
– Ne l’avez-vous pas vaincu, humilié devant ses hommes ? »
Roland devint pensif :
« Ainsi, cet homme, pour me frapper, s’en est pris à Bianca et a épargné mon père…
– Il a pensé que la blessure serait ainsi plus profonde.
– Mais Juana ?
– Juana, monseigneur ! Ah ! la pauvre petite ! Ce que je vais vous dire va bien vous surprendre, et pourtant cela est ! Juana aime Sandrigo. »
Roland tressaillit.
« Elle aime cet homme depuis bien longtemps, elle a toujours espéré devenir sa femme, et pourtant elle a bien défendu Bianca, elle s’est battue comme une lionne. C’est alors que je suis venu à Venise. Je voulais voir Sandrigo, Je voulais la sauver, savoir s’il y avait en lui quelque sentiment que je puisse faire vibrer. Vous savez comment Sandrigo m’a répondu.
– Le drame qui doit se passer dans le cœur de Juana est vraiment effrayant, murmura Roland.
– Mais ce n’est pas tout, monseigneur. Après m’être évadé de la cave de
l’Ancre d’Or,
comme vous savez, je n’eus plus
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