Le Pont des soupirs
qu’une pensée : vous retrouver. Pendant les jours qui suivirent, espérant que vous étiez revenu, je vous cherchai dans tous nos rendez-vous. Je passai par Mestre où je revis Juana et votre père. J’aboutis enfin à la Grotte Noire où j’ai trouvé tout en désordre : par surcroît, Bembo a disparu.
– Cela, je le sais. Continue…
– C’est tout, monseigneur. Ne vous ayant trouvé nulle part, je suis revenu à Venise, j’ai attendu la nuit et je suis arrivé au port. Devant la maison stationnait un homme que j’ai pris pour un sbire. Alors je me suis élancé dans l’escalier. Vous savez le reste… »
Scalabrino garda un sombre silence.
Le cœur de ce colosse était né à la vie du jour où cette profonde, respectueuse et admirative affection qu’il avait conçue pour Roland était entrée en lui…
Ce jour-là, une aube de lumière s’était levée dans cette âme obscure.
Puis, la pleine clarté l’avait inondé avec cette révélation :
Il avait une fille !
Un être vivant, issu de lui, quelque chose comme une partie de son cœur…
Dès lors, Scalabrino avait aimé et, par conséquent, souffert.
Que Bianca eût été enlevée, qu’elle l’eût été justement par Sandrigo et que ce Sandrigo lui eût dit brutalement sa passion pour la jeune fille, c’était là une catastrophe qui l’hébétait, ne lui laissant même plus la force de combiner une défense.
Dans cette situation d’esprit, Roland devenait pour lui une sorte de dieu qui allait le sauver.
Sa confiance était sans bornes dans celui qui avait fait de lui un homme.
Il le regardait aller et venir avec cette patience tranquille sous laquelle couvait le désespoir.
Roland lui jetait parfois un coup d’œil à la dérobée et suivait pas à pas sa pensée.
Et sans doute ces regards qu’ils échangeaient leur suffisaient pour se comprendre, car tout à coup Roland s’arrêta devant le colosse et, paisiblement, lui dit :
« Rassure-toi, c’est elle que nous sauverons la première. Je te demande seulement un jour pour m’assurer que mon père est à l’abri.
– Je vous accompagne, monseigneur, dit Scalabrino d’une voix frémissante.
– Partons donc à l’instant. »
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Chapitre 34 TRANSFIGURATION DE JUANA
R oland, comme on a pu le voir, avait depuis longtemps organisé à Venise une sorte de service occulte destiné à assurer ses allées et venues.
Outre la grande tartane sur laquelle nous l’avons vu prendre bord, il avait dans le Lido trois autres navires de grande taille qui pouvaient débarquer ensemble, à un moment donné, trois cents combattants.
Ces navires, que rien ne pouvait faire soupçonner, se livraient au cabotage régulier, mais ne s’éloignaient jamais bien loin. Leurs absences étaient courtes : au contraire, lorsqu’ils revenaient chargés de marchandises, le débarquement s’opérait avec une lenteur calculée. Il n’y avait jamais plus d’un navire absent sur les quatre, en sorte que Roland en avait continuellement trois à sa disposition.
Sur différents points de la ville, des gondoles à marche rapide l’attendaient en permanence pour lui faire, au besoin, traverser la grande lagune qui séparait Venise de la terre ferme.
En terre ferme, trois relais de chevaux étaient disposés depuis la lagune jusqu’aux gorges de la Piave.
Grâce à ces arrangements, Roland ou l’un de ses émissaires pouvait, en quelques heures, gagner la Grotte Noire et en revenir.
Ce fut vers l’une de ces gondoles que Roland et Scalabrino se dirigèrent. Celle-ci était amarrée au Grand Canal, non loin du palais Altieri.
Les deux hommes, après avoir échangé un signe de reconnaissance avec le patron de la gondole, embarquèrent, et les rameurs se mirent aussitôt à manœuvrer avec l’adresse et l’agilité qui distinguaient les marins de cette époque où l’homme n’avait pas à compter sur la force des machines.
Roland s’était jeté sous la tente.
Comme à son habitude, Scalabrino s’était assis à l’arrière.
L’embarcation passa devant le palais Altieri.
Roland ne souleva pas les rideaux de la tente. Il ferma les yeux comme s’il eût craint d’apercevoir le palais par une échappée.
Si ses yeux se fussent fixés à ce moment sur le sombre palais, ils eussent pu voir une fenêtre éclairée.
C’était celle de la chambre de Léonore.
Dans cette chambre, Léonore, couchée, pâle, faible, les yeux grands ouverts, songeait, tandis que son père,
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