Le Pont des soupirs
son travail était inutile, puisque l’évasion était impossible, puisqu’il était à jamais séparé de Léonore, de son père de sa mère, de tout ce qu’il aimait, à quoi bon vivre ?…
Sa résolution prise, activement, il chercha le moyen de mourir…
A ce moment, Scalabrino dit avec un frisson d’épouvante :
« Bientôt… le bourreau va venir !… »
Roland fut agité d’un profond tressaillement. Et l’idée, la funèbre idée, l’idée tragique qui s’était levée sur ses espérances, prit corps, se dessina, se formula !
Il se pencha vers Scalabrino, et, souriant, il dit :
« Rassure-toi… Tu ne mourras pas ! »
Scalabrino leva vers celui qui parlait ainsi un regard de stupéfaction sans bornes.
« Je ne mourrai point ? balbutia-t-il.
– Non, dit Roland. Lève-toi, et suis-moi… »
Scalabrino obéit et suivit Roland, en vacillant sur ses jambes.
Roland alla à la dalle qui recouvrait sa galerie, et la souleva en disant :
« A toi cette mine ; à moi le voile noir du bourreau. »
Scalabrino recula en joignant les mains et en secouant la tête.
Roland se méprit au sens de ce mouvement :
« Il se passera peut-être plusieurs années avant qu’on aperçoive cette galerie ; quant à mon cachot, on n’y entre jamais. En tout cas, le jour où on s’apercevra que c’est moi qu’on a exécuté à ta place, on te fera sûrement grâce de la vie.
– Monseigneur, la vie à ce prix ! Tenez, monseigneur, je viens d’avoir une heure d’épouvante. Une autre heure pareille me rendrait fou. Mais j’aimerais mieux souffrir ainsi autant de mois qu’il y a eu de minutes dans le moment terrible qui vient de s’écouler, plutôt que de consentir une telle abomination !
– Et moi, gronda Roland, je te dis que je veux mourir… Tu as dit jadis à ma mère que tu te donnais à elle corps et âme ! Ce que tu as offert à la mère, le refuses-tu au fils ?
– Monseigneur ! s’écria le bandit en se tordant les mains, si j’ai parlé ainsi à votre mère, ce fut par amour pour vous !
– Mais tu ne vois donc pas, tu ne comprends donc pas que la mort me délivre, et que si tu me refuses le suprême service que je te demande, je vais être obligé de souffrir encore à la recherche d’un suicide possible ! »
Le bandit eut un cri de douleur. Dans ce cerveau inculte, la vérité descendit pour un instant.
« Oh ! murmura-t-il éperdu, cela est atroce !…
– Obéis, par l’enfer !… Va !… va donc ! »
Il le poussait violemment vers la galerie béante.
Livide, sans forces, Scalabrino s’enfonçait dans le trou. Une dernière fois ses mains se tendirent vers Roland dans un geste de supplication affolée, puis il disparut… Roland laissa retomber la dalle ! Puis, quand il fut bien certain que Scalabrino avait compris, qu’il n’essaierait pas de revenir, il alla ramasser le sac d’étoffe noire, s’en couvrit, et attendit…
A ce moment, un grondement sourd roula dans le lointain.
Roland ne l’entendit pas.
Il était tout à sa pensée d’agonie. L’image de son père et celle de sa mère passèrent un instant devant ses yeux. Il essaya aussi de déchiffrer l’effrayant mystère de son martyre et de mettre un nom sur les visages des inconnus qui l’avaient plongé dans cet abîme de douleurs. Mais bientôt, toute cette intime méditation se résuma dans un seul nom qu’il prononça avec passion :
« Léonore !… »
Le sourd grondement se fit entendre à nouveau, suivi d’un fracas qui secoua l’énorme prison jusque dans ses assises.
Cette fois, Roland entendit et comprit… Cette voix, C’était la voix du tonnerre… Au-dehors se déchaînait sans doute quelqu’un de ces effroyables orages, comme il s’en forme parfois dans le ciel de Venise et qui ont toute la violence des cyclones.
Tout à coup Roland se leva d’un bond, et le cou tendu, les yeux hagards, se rapprocha de la porte. Derrière cette porte, un bruit de ferrures, un bruit de pas… puis elle s’ouvrit… A travers son voile, Roland, comme dans un rêve noir, entrevit des geôliers armés, des soldats… un homme rouge… le bourreau !…
« Es-tu prêt ? dit une voix.
– Je le suis ! » dit Roland, dont la voix fut couverte par un grondement furieux des éléments déchaînés.
Les gardes l’entourèrent. Près de lui, un prêtre murmurait des paroles confuses. Devant lui marchait l’homme rouge.
Roland avait franchi le seuil du
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