Le Pont des soupirs
dire que si j’avais recours à la violence, vous me tueriez ?
– Sans hésiter.
– Et si je m’attaquais à votre père ?
– Je laisserais faire. J’ai fait à mon père le dernier sacrifice. Brisez sa situation, si vous voulez : mon père n’est plus mon père du jour où il a voulu mon mariage avec vous.
– Voilà la deuxième fois, Léonore, que je vous demande de devenir ma femme. Aujourd’hui, un événement considérable m’a poussé vers vous.
– Un événement ? demanda-t-elle en tressaillant.
– Un événement qui vous intéresse quelque peu, je suppose. Je vais vous apprendre une chose qui, peut-être, changera un jour votre conduite. Car si je comprends jusqu’à un certain point qu’une femme demeure fidèle à un vivant…
– Eh bien ? balbutia-t-elle voyant qu’Altieri s’arrêtait.
– Eh bien, nous venons de recevoir la nouvelle que Roland Candiano est mort… »
Léonore demeura debout, toute raidie. A peine pâlit-elle. Roland l’avait abandonnée. Roland mourait ; le deuil demeurait le même dans son âme.
Quant à Altieri, il se retira en murmurant :
« Je n’ai menti qu’à moitié. De deux choses l’une : ou Roland s’est noyé, ou il est vivant. Dans le premier cas, ma nouvelle est vraie. Dans le deuxième cas, je me charge de la rendre vraie. Ce n’est qu’une question d’heures… »
Demeurée seule, Léonore tomba sur ses genoux, et longuement elle pleura, comme elle n’avait pas pleuré depuis six ans.
q
Chapitre 19 LE SECRETAIRE DE L’ARETIN
D eux mois se sont écoulés depuis ces événements. Nous transportons maintenant le lecteur dans le palais de Pierre Arétin. Comme ceux de Dandolo, d’Altieri et d’Imperia, ce palais se trouvait sur le Grand Canal. Bien qu’il ne fût à Venise que depuis une vingtaine de jours, l’Arétin y était déjà célèbre.
Un soir deux hommes débarquèrent en face de la tenture de soie rayée rouge et bleu qui entretenait la fraîcheur dans le vestibule. Ces deux hommes montèrent le vaste escalier de marbre qui conduisait à l’antichambre. Celui des deux qui paraissait le plus jeune marchait en avant. Il était vêtu modestement et portait le costume florentin. Il avait les cheveux blonds. Son compagnon eût paru d’une stature de colosse, s’il n’eût marché courbé. Il était tout gris.
Le Florentin paraissait âgé d’une trentaine d’années.
Il entra dans l’antichambre où attendaient de nombreux visiteurs. Là, il attendit patiemment son tour d’audience.
Enfin, un domestique le fit entrer, ainsi que son compagnon, dans une pièce où deux femmes habillées avec une élégance impudique jouaient de la guitare. Là, nouvelle station.
Parfois, une porte au fond s’ouvrait, et on entendait des éclats de voix. Cette porte fut franchie par le jeune Florentin.
L’homme aux cheveux gris demeura sur place.
Dans la salle nouvelle où on l’introduisit, l’inconnu se trouva en présence de plusieurs hommes et de trois ou quatre femmes. Les femmes versaient à boire aux hommes.
« Que voulez-vous ? dit d’une voix forte l’un des hommes qui était à demi couché sur un vaste canapé.
– Je désire voir le célèbre poète qui habite ce palais.
– Eh bien, mon ami, parlez ! Vous êtes devant l’Arétin ! Que désirez-vous ?
– J’arrive de Florence tout exprès pour vous présenter le tribut de mon admiration.
– Chiara ! Margherita ! s’écria l’Arétin, qu’attendez-vous, coquines, pour offrir un siège à ce jeune homme et lui verser à boire. Attendez, drôlesses, je vais vous apprendre à mériter le nom
d’Aretines
que je vous ai donné, c’est-à-dire de déesses de l’hospitalité gracieuse et poétique… »
En parlant ainsi, Pierre Arétin fixait la bourse que le Florentin portait attachée à sa ceinture. Et cette bourse lui ayant paru d’une amplitude convenable, cria :
« Tête et ventre, mon gentilhomme ! Vous me plaisez, et veux incontinent vous gratifier d’un sonnet de ma façon…
– Maître, répondit alors le Florentin, je vais d’abord vous apprendre deux choses : la première, c’est que je n’ai pas soif ; la deuxième, c’est que je ne suis point gentilhomme…
– Qu’êtes-vous donc, alors ?
– Je suis poète, ou, du moins, je tâche à l’être.
– Bah ! la plume vaut l’épée… Au surplus, à quoi puis-je vous être utile ?
– Je suis venu à Venise dans l’espoir de devenir
Weitere Kostenlose Bücher