Le Pont des soupirs
les navires du quai.
« Arrête », dit alors Dandolo.
Le policier suspendit sa rame.
« Assieds-toi là près de moi. Ecoute, fit le Grand Inquisiteur, tu es bien sûr que tu es seul à savoir où se trouve Roland Candiano ?
– Tout à fait sûr, monseigneur !
– C’est parfait. Ecoute-moi bien, maintenant. Si je te demandais d’oublier ce que tu as vu !…
– Que voulez-vous dire, monseigneur ?
– Je te demande d’oublier que tu as vu Scalabrino, que tu connais la maison où Roland Candiano doit revenir !
– Quelle sera ma récompense, monseigneur ?
– Cette question-là, au moins est raisonnable. Voici : tu quitteras Venise. Tu iras à Rome où j’ai de grandes influences. Tu retrouveras là-bas un emploi supérieur à celui que tu occupais ici, et pour te dédommager de ton départ, tu recevras cinquante écus en t’embarquant demain matin. »
Tandis que Dandolo parlait, le sbire préparait un coup de maître.
« Monseigneur, dit-il brusquement, je ne veux quitter Venise à aucun prix. D’autre part, ce que vous me demandez est grave, et je désire réfléchir.
– Jusqu’à quand ? demanda Dandolo.
– Jusqu’à demain ; est-ce trop d’un jour pour réfléchir d’un acte qui, si je ne me trompe, peut avoir d’immenses conséquences ?… »
Dandolo sourit et dit :
« Non seulement ce n’est pas trop, mais ce n’est pas assez. Réfléchis donc toute l’éternité, misérable ! »
En même temps, le Grand Inquisiteur, d’un geste foudroyant, enfonça dans la poitrine du sbire un poignard qu’il tenait sous son manteau. Le sbire s’affaissa, sans un cri. Alors, Dandolo souleva le corps, et, doucement le laissa glisser dans l’eau.
Puis il prit la rame et se mit à pousser sa gondole.
Lorsqu’il entra dans son palais et qu’il se fut jeté sur son lit, le Grand Inquisiteur murmura :
« Maintenant, j’ai payé ma dette à Roland Candiano. Maintenant peut-être pourrai-je dormir enfin !… »
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Chapitre 18 DEUIL DE CŒUR
L e palais Altieri était situé à deux cents pas du palais Dandolo, sur le même alignement. Notons, en passant, qu’entre ces deux maisons seigneuriales, et sur l’autre bord, s’élevait la maison plus seigneuriale encore et plus somptueuse qu’habitait la courtisane Imperia.
Altieri, le matin où il était venu voir Dandolo pour lui annoncer la fuite de Roland, n’avait donc eu que quelques pas à faire pour regagner son palais. Bien que l’heure fût matinale, il se fit annoncer chez Léonore qui vivait enfermée dans une aile du palais, s’occupant uniquement de l’administration intérieure.
L’évasion de Roland le bouleversait et faisait bourdonner en lui des sentiments que l’accoutumance avait fini par assouplir.
Léonore reçut aussitôt son mari, comme toutes les fois qu’il se présentait. Dans tous ses actes extérieurs, elle s’était imposé de se montrer toujours épouse fidèle et soumise. Lorsque le capitaine général entra, il la vit qui présidait au rangement d’une grande armoire à linge. Deux servantes dépliaient les piles d’étoffe, qu’elle examinait attentivement. Altieri considéra quelques instants ce tableau domestique et poussa un soupir. Puis, d’un signe, il montra les deux servantes qu’elle renvoya aussitôt.
Alors il dit brusquement :
« Votre père m’a donné une ménagère accomplie, alors que j’espérais qu’il me donnait une femme. Léonore, écoutez-moi.
– Qu’avez-vous à me reprocher ? Venise ignore notre situation…
– C’est juste. De quoi me plaindrais-je, puisque le mal dont je souffre est ignoré !
– J’assiste à toutes les fêtes que vous donnez ; j’ai soin de votre intérieur ; je me montre en public auprès de vous assez souvent pour qu’on ne devine rien de nos conventions intimes. Lorsque je vous ai épousé, la veille de notre mariage, loyalement, je vous ai dit que je ne serais jamais votre femme que de nom. Je vous ai demandé si, dans ces conditions, vous consentiez à ne pas persécuter mon père. Vous avez accepté. Que voulez-vous aujourd’hui ?
– Je veux que vous soyez ma femme ! dit-il sourdement.
– Allons donc, monsieur ! Vous savez de quoi est capable une Dandolo. Jadis, une aïeule sauva la république en poignardant le capitaine d’armes qui marchait sur le palais des doges. Ce qu’une Dandolo a fait pour la liberté de tous, je puis le faire pour ma liberté à moi.
– Ce qui veut
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