Le Pont des soupirs
nouaient autour de sa bouche, puis ils l’enlevaient et se dirigeaient vers la fenêtre fracassée. Imperia poussa un sourd gémissement et s’évanouit. Lorsqu’elle revint à elle, au bout de quelques instants, elle vit les servantes de sa fille qui l’avaient déliée et s’empressaient autour d’elle.
« Ma fille ! Ma fille ! » hurla Imperia.
Elle bondit vers la fenêtre, vit l’échelle par laquelle les ravisseurs étaient montés.
« Bembo ! » cria-t-elle avec haine.
Et elle s’affaissa de nouveau, sans vie.
*
* *
Au pied de l’échelle, Roland, portant dans ses bras Bianca folle de terreur, murmura :
« Ne craignez rien, mon enfant. Je vous avais promis de vous sauver : je vous sauve… »
Bianca reconnut la voix tendre et consolatrice qui lui parlait.
« Et ma mère ?… »
Roland tressaillit.
« Ayez confiance en moi, se contenta-t-il de dire. Ne craignez rien ni pour votre mère ni pour vous. »
Il avait déposé la jeune fille à terre. Il la fit monter dans une gondole et l’installa sous la tente.
« A bientôt ! dit-il. Nous nous reverrons bientôt. En attendant, je vous confie à cet homme que vous voyez. Ayez confiance en lui comme en moi-même… mieux qu’en moi… comme vous auriez confiance en votre père…
– Mon père ! » murmura Bianca.
Et à la lueur d’une lanterne qui éclairait la tente, son regard se fixa sur un colosse qui la regardait avec des yeux extasiés.
A ce moment, la gondole se mit en route, rapidement.
Roland avait sauté dans une barque voisine. Sur un geste de lui, cette barque se mit à filer sur les traces de la gondole qui emportait Bianca. Les quais demeurèrent déserts : les compagnons de Roland s’étaient évanouis dans la nuit. Au détour du canal, Roland entendit de grands cris désespérés, puis un nom hurlé comme par une folle : le nom de Bembo.
Il eut un sourire effrayant et ses yeux cherchèrent au fond de la barque un homme qui y était étendu, lié, bâillonné. Cet homme avait, lui aussi, entendu son nom, et il frissonna de terreur.
C’était Bembo en effet !
La barque filait le long des canaux. Bientôt, elle atteignit le port du Lido et alla accoster une grande tartane qui venait de lever l’ancre et dont les voiles commençaient à se tendre au vent de la nuit. Cinq minutes plus tard, Roland, Bembo, Bianca et Scalabrino étaient à bord.
« Tu vas retourner à Venise, dit Roland à Scalabrino. Tu iras trouver Pierre Arétin et tu lui diras que, quoi qu’il arrive, il m’attende trois jours. »
Scalabrino jeta un dernier regard sur Bianca et, redescendant dans sa barque, s’éloigna.
Bembo avait été jeté tout ligoté dans une sorte de cabine. Il avait fermé les yeux et ne donnait plus signe de vie. Il paraissait évanoui. En réalité, il méditait profondément.
Roland conduisit Bianca dans la chambrette du patron de la tartane, où une installation sommaire avait été préparée.
« Mon enfant, dit-il en lui prenant la main, j’ai dû employer ce moyen violent pour vous arracher au grand péril qui vous menaçait. Ce danger est maintenant écarté…
– L’homme que j’ai rencontré ? demanda timidement Bianca.
– Vous voyez que vous lui échappez. Cet homme est tout-puissant, et il fallait, pour vous mettre à l’abri de ses atteintes, vous faire sortir de Venise sans que personne au monde sût ce que vous êtes devenue…
– Pas même ma mère ?…
– Pas même votre mère ! » dit Roland avec fermeté.
Les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes.
Roland était sorti en lui faisant un signe amical.
Il se mit à se promener avec agitation sur le pont de la tartane.
« Ainsi, songea Roland, cette enfant adore sa mère !… Ai-je le droit, moi, pour atteindre Imperia de faire souffrir cette petite ?… Ai-je le droit de séparer la fille de la mère, parce que la mère fut criminelle ?… A-t-on eu pitié de moi ! continua-t-il dans un rugissement de révolte. Lorsqu’on m’a pris, lorsqu’on m’a arraché à la vie pour me plonger dans une tombe, lorsqu’on a voulu me faire pleurer, Imperia s’est-elle inquiétée de savoir si d’autres pleureraient ? Se sont-ils demandé, tous, si en me frappant, on ne frappait pas en même temps mon père et ma mère ?… »
Il ajouta plus sourdement :
« Je ne parle pas de
l’autre…
puisqu’elle est consolée !… »
Un sanglot déchira sa gorge.
Au moment où l’aube
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