Le Pont des soupirs
souriant, que de connaître le prix du transport.
– Monseigneur, dit alors Bembo, l’Arétin est trop poète pour s’inquiéter de pareilles misères ; il connaît tout le prix de la glorieuse mission que vous lui confiez, et l’honneur de la mener à bien lui suffit : l’argent n’est rien pour lui… Mais, reprit Bembo, s’il ne songe guère aux nécessités matérielles de la vie, j’ai dû y songer pour lui, moi qui suis son ami. J’ai donc pensé que deux mille écus ne seraient pas de trop pour le défrayer pendant sa mission, et que même somme pourrait, à son retour, lui être comptée en dédommagement. »
Le doge approuva d’un signe de tête, saisit une feuille de papier, y écrivit quelques mots et la tendit à l’Arétin :
« Voici un bon de deux mille cinq cents écus ; à votre retour, un bon pareil vous sera remis.
– Ah ! monseigneur, s’écria l’Arétin rayonnant, une pareille magnificence est digne de vous et de moi. Rien qu’un sonnet richement ciselé et sans tache pourra enchâsser ma reconnaissance.
– J’aurai grand plaisir à le lire, dit gravement le doge. Maintenant, écoutez-moi. Vous allez trouver Jean de Médicis. Vous ferez diligence.
– Je voyagerai nuit et jour.
– Bien. Quelles forces le Grand-Diable a-t-il autour de lui ?
– Environ quinze mille archers et arquebusiers, quatre mille cavaliers bien armés, plus dix canons.
– Bon ! Vous lui direz donc ceci de la part de Foscari, doge de Venise. Il use inutilement son armée et son génie guerrier dans des entreprises de faible envergure. Je lui offre mon alliance, je lui offre vingt mille hommes de troupes, ce qui doublera son armée. Dites-lui qu’avec de pareilles forces… »
Il hésita.
« Avec de pareilles forces, monseigneur, dit l’Arétin, vous êtes maîtres de l’Italie… est-ce cela ? Devrai-je ajouter que Rovigo, Mantoue, Crémone, Florence, en lutte l’une contre l’autre, sont incapables de résister à un choc sérieux ?…
– Vous êtes d’une rare intelligence, maître Arétin. Oui, dites-lui cela. Et encore ceci : que j’ai fait un rêve… Vous avez toute ma pensée, Bembo ; vous allez l’avoir aussi, Arétin ! Ce rêve immense, colossal, digne d’un grand capitaine comme Médicis, digne de hanter mes nuits sans sommeil, c’est de faire de la haute Italie un seul…
– Un seul royaume ! s’écria l’Arétin avec un accent d’enthousiasme. Ah ! monseigneur, cette pensée, si elle se réalise, bouleversera le monde.
– Venise, reprit Foscari, est la clef de l’Italie. Sans Venise, on ne peut rien. Je suis las de mettre nos vaisseaux à la solde des rois étrangers. C’est pour nous-mêmes désormais que nous devons combattre. Reine des mers, Venise peut et doit devenir reine de l’Italie et arracher à Rome son antique domination. Qu’est-ce que Rome ? Le passé ! Un passé brillant qui s’éteint dans le crépuscule. Qu’est-ce que Venise ? L’avenir !… Par elle, les guerres intestines peuvent cesser. Par elle, la haute Italie d’abord, puis l’Italie entière peut se dresser en face des potentats étrangers. Que le Français, l’Allemand aillent chercher ailleurs une proie. L’Italie se défend et se suffit à elle-même… Voilà mon rêve !
– Rêve sublime, monseigneur ! Rêve qui devrait soulever l’Italie entière !
– Oui : mais il y a les princes !… Pour enfanter un tel rêve, il fallait une pensée comme la mienne. Pour la réaliser, la mener à bien à tout jamais, j’ai tout prévu, et cela me regarde, mais pour renverser l’obstacle, c’est-à-dire les princes, il faut un guerrier : ce sera le rôle de Jean de Médicis.
– Et que devrai-je lui promettre, monseigneur ?
– Le partage, après la victoire. Le duumvirat. Lui maître à Rome, moi maître à Venise ; à lui le Midi ; à moi le Nord ; et entre nous deux, le pape… »
Foscari se tut, pensif. Puis il reprit :
« Maintenant, maître Arétin, voilà le projet dans les grandes lignes. Quant aux détails, nous verrons plus tard. Il faut avant tout savoir si Jean de Médicis est homme à accepter l’alliance que je lui propose.
– Monseigneur, dit l’Arétin, je vous réponds du succès. Je connais Jean de Médicis.
– Partez donc au plus tôt, maître. Et songez que vous portez avec vous la fortune de l’Italie. »
« La tienne ! et la mienne ! » songea l’Arétin en s’inclinant très bas.
Il sortit,
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