Le Pont des soupirs
savoir qui il est, d’où il vient, ce qu’il veut.
– Bon. J’interrogeai adroitement notre homme, et il faudra que les vers que je veux lui tirer du nez soient bien récalcitrants… »
A ce moment, un huissier fit un signe à Bembo qui se leva aussitôt, et suivi de Pierre Arétin, pénétra dans un grand cabinet sobrement meublé.
Le doge Foscari était assis dans un immense fauteuil en bois sculpté. Bembo et Pierre Arétin s’assirent, sur un geste du doge dont les yeux se fixèrent longuement sur le poète. L’Arétin soutint ce regard avec cette hardiesse faite un peu d’imprudence, un peu de peur déguisée.
« Vous êtes un ami de Jean de Médicis ? demanda brusquement le doge.
– J’ai en effet cet honneur, dit l’Arétin. Ce grand homme m’honore de son amitié au point qu’il n’a consenti qu’à grand-peine à se séparer de moi.
– Et pourquoi, en ce cas, l’avez-vous quitté ? Il me semble que, pour un homme tel que vous, la protection d’un Jean de Médicis vaut la faveur de tous les monarques de l’Europe.
– Oui, monseigneur, excepté la vôtre.
– Mais je ne suis pas un monarque, moi !
– Monseigneur, j’ai entendu le peuple de Venise parler de Foscari avec un respect qui m’a ému, moi que rien n’émeut. J’ai vu cet immense palais qui, avec ses archers et ses arquebusiers, a tout l’air d’une de ces forteresses comme le Louvre royal que j’ai vu à Paris, comme le château Saint-Ange que j’ai vu à Rome. Je suis entré dans le palais, je n’y ai vu que magnificence et faste dignes de la cour de Madrid que j’ai traversée. Enfin, je vous vois, monseigneur, et je me demande si ce peuple n’est pas le peuple d’un empereur redouté, si ce palais n’est pas le château fort d’un monarque, si l’homme qui m’admet devant lui n’est pas un roi tout-puissant…
– Il n’y a pas de roi à Venise, monsieur. Il n’y en aura jamais. Mais pour en revenir à l’illustre Jean de Médicis, je suppose que vous avez dû avoir quelque autre raison de le quitter ?
– La raison m’est toute personnelle, monseigneur ; mon noble maître vivait au camp beaucoup plus qu’à la ville. Il est toujours par monts et par vaux. On respire autour de lui une atmosphère de poudre. On est entouré de gens fort estimables quand il s’agit de bombardes, de canonnades et d’arquebusades et de pistolets, mais très ennuyeux quand il est question des muses qui sont mon ordinaire sujet de causerie.
– Ainsi donc, si je vous proposais de retourner auprès de Jean de Médicis, vous y éprouveriez quelque répugnance ?
– Oui, monseigneur, si je dois quitter à tout jamais cette charmante cité d’artistes, de poètes et de grands seigneurs qu’on appelle Venise ; non, s’il ne s’agit que d’une mission temporaire. En ce cas, je considérerais comme un grand honneur de devenir l’ambassadeur du doge Foscari auprès de Jean de Médicis. »
Le doge jeta un coup d’œil à Bembo qui répondit par un signe de tête. Il réfléchit quelques instants, puis reprit :
« En somme, qu’êtes-vous venu chercher à Venise ?
– La société, monseigneur, la société brillante et polie…
– C’est tout ?…
– Et la fortune ! répondit l’Arétin.
– Je puis vous aider dans cette partie de votre programme, dit le doge qui semblait n’avoir attendu que ce mot.
– La partie la plus intéressante, dit alors Bembo se mêlant pour la première fois à l’entretien. Permettez-moi, monseigneur, de vous dire ce que mon ami Pierre Arétin, par modestie, n’a pu vous dire de lui-même. C’est qu’il n’est pas seulement le poète dont la renommée a pénétré jusqu’ici et que vous avez désiré voir de si près… Il est aussi un penseur subtil, capable de tout comprendre à demi-mot, capable de transmettre fidèlement une pensée sans qu’il soit besoin de ces écrits qui peuvent s’égarer. Enfin, il possède l’art de persuader et de parler à chacun selon son tempérament.
– Je sais ! fit le doge. Aussi n’hésité-je pas à lui donner une preuve de confiance que je n’eusse voulu donner qu’à vous, mon cher Bembo, si vous n’étiez retenu à Venise par des soins importants.
– Monseigneur, dit l’Arétin avec cet air de franchise qui était une de ses forces, considérez-moi comme une lettre qui voyage, mais une lettre intelligente et que nul ne peut ouvrir.
– Il ne s’agit donc plus, fit le doge en
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