Le Pont des soupirs
le sens, j’en suis sûre… Vous avez sauvé la République… vous avez sauvé le doge… Comment ? peu importe !… Comme vous devez être fort, et comme les autres hommes doivent trembler devant vous ! Comme vous deviez être terrible à la tête de votre bande déchaînée ! Pourquoi n’est-ce pas vous que j’ai rencontré jadis dans les gorges de la Piave ! »
Sandrigo tressaillit et regarda Imperia avec une attention étonnée.
« Mais il me semble vous voir, continua Imperia dont l’esprit s’égarait. Et c’est tel que je vous vois que je vous eusse aimé : terrible, impitoyable ! Et c’eût été une grande chose que l’amour de la courtisane Imperia pour le bandit Sandrigo !… »
Elle s’était rapprochée de lui et avait jeté ses deux bras autour de son cou ; ses lèvres pâlies s’offraient, sa gorge palpitait.
Une indicible émotion s’empara du bandit qui, à cette minute où cette magnifique créature, superbe d’impudeur, s’offrait à lui, oublia Bianca, le doge, Roland, le monde entier.
Ils roulèrent sur le tapis, et ce fut pendant deux heures l’étreinte sauvage et puissante de ces deux êtres violents et indomptés.
Sandrigo revint à lui le premier.
Il songea à Bembo qu’il devait ramener au doge.
Il songea à Bianca. Par un rapide effort de volonté, il se reconquit, et froidement demanda :
« Vous n’avez pas encore répondu à la question que je vous posais, madame.
– Laquelle ? balbutia Imperia.
– Etes-vous décidée à donner votre fille à Sandrigo, officier ?… Si oui, dans une heure, Bianca vous sera rendue… »
Imperia jeta ses bras autour du cou du bandit, colla ses lèvres à ses lèvres et murmura :
« Oui, Sandrigo, à toi ma fille ! Car toi seul en es digne ! »
*
* *
Bianca avait passé ces trois journées dans une mortelle angoisse.
Une servante sourde et muette, à en juger par le mutisme absolu qu’elle opposait à toute question, entrait dans cette chambre deux fois par jour et lui servait un repas sinon raffiné du moins convenable, auquel elle touchait à peine.
Bianca pleura beaucoup dans ses heures de solitude. Son imagination allait jusqu’à supposer une éternelle séquestration dans ce réduit où elle étouffait, lorsque la porte s’ouvrit et Sandrigo entra.
Bianca l’avait à peine entrevu dans la nuit de l’enlèvement.
Mais elle le reconnut aussitôt et ne put s’empêcher de reculer, avec un geste de crainte. Sandrigo vit ces signes évidents de la répulsion qu’il inspirait à la jeune fille, et sourit, en homme sûr de triompher quand même.
« Signorina, dit-il en cherchant à adoucir le plus qu’il pouvait sa voix rauque et dure, voilà vos peines finies et, si vous voulez me suivre, je vais vous conduire auprès de votre mère. Venez, signorina, venez sans crainte. Une gondole vous attend, et dans peu de minutes vous serez dans les bras de celle qui vous aime plus que tout au monde. »
Une demi-heure plus tard, Bianca se jetait dans les bras de sa mère. Lorsque les premières effusions de joie se furent calmées, Imperia prit Sandrigo par la main, et avec un étrange frémissement :
« Mon enfant, dit la courtisane, voici le seigneur Sandrigo, brillant officier de Venise, lieutenant des archers. C’est un ami bien cher à qui je dois de te revoir saine et sauve. Aime-le, Bianca, car il mérite d’être aimé de toi autant que de moi… »
Bianca se sentit pâlir. Son regard alla de sa mère à Sandrigo.
Elle eut peur de sa mère autant que de Sandrigo.
« O Juana ! murmura-t-elle, douce et bonne compagne, où es-tu ?… Et vous mon noble protecteur inconnu, dont un seul regard m’apaisait et me calmait, où êtes-vous ? »
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Chapitre 29 DEUX ASPECTS DE TIGRES
S andrigo, en sortant du palais Imperia, ivre de joie et d’orgueil, avait quitté Venise et pris en toute hâte le chemin des gorges de la Piave. Il arriva vers neuf heures du soir au village de Nervesa et entra dans l’une des dernières maisons.
Là, une douzaine d’hommes étaient assemblés.
Sandrigo regarda ces hommes qu’il avait péniblement recrutés depuis quatre mois ; c’était tout ce qui lui restait de ses anciennes forces dans la montagne.
Mais on a vu que, loin d’être abattu, le bandit avait reformé dans Venise même une bande plus redoutable peut-être.
« Tout le monde est là ? dit-il. Bien. Combien sont-ils là-haut ?
– Six en tout, répondit l’un des hommes
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