Le Pont des soupirs
effroyable supplice dura deux heures. Scalabrino sentit alors l’eau qui atteignit ses pieds.
Alors, la pensée de mourir ainsi lentement, d’attendre que l’eau gagnât sa poitrine, puis sa bouche, cette pensée lui causa une insurmontable horreur. Il préféra en finir d’un coup.
Sa pensée évoqua une dernière fois les images de Bianca et de Roland, puis il se laissa glisser dans l’eau noire.
*
* *
Scalabrino était un nageur de première force.
A peine fut-il plongé dans l’eau que l’instinct de la vie, plus fort que le désespoir et l’horreur, se réveilla en lui. Après s’être laissé couler à fond, il remonta à la surface d’un vigoureux coup de talon, et se mit à nager, tournant autour de la cave, repris d’un espoir insensé.
Et tout à coup ses mains s’accrochèrent à des barreaux épais qui défendaient un trou, une sorte de soupirail ou de fenêtre.
C’est par là que l’eau du canal arrivait dans la cave !
*
* *
En haut, aussitôt après la courte lutte qui s’était terminée par la chute de Scalabrino, Sandrigo avait renvoyé tout son monde et n’avait gardé près de lui que Bartolo.
Les deux bandits achevèrent de consolider fortement le couvercle de la trappe.
« Voilà qui vaut mieux que les puits des prisons, ricana alors Bartolo. On ne s’évade pas d’ici !
– Il ne remue pas ! prononça Sandrigo à voix basse.
– Attends une minute, répondit Bartolo, et tu entendras ! »
Le patron de
l’Ancre d’Or
sortit rapidement. Sandrigo demeura seul. Il s’allongea tout de son long sur la trappe, et pesa de tout son poids, comme s’il eût voulu se prouver à lui-même que c’était bien vrai, que son ennemi était bien là, que cet homme à qui il avait voué une haine que les années avaient cimentée dans son cœur était bien dans cette tombe effroyable…
Une indicible expression de joie sauvage bouleversait les traits du bandit.
Tout à coup, il entendit au fond de la cave un bruit sourd. Il sourit. A ce moment Bartolo rentra et dit :
« Scalabrino a maintenant de quoi boire !
– Combien de temps cela dure-t-il ?
– Il faut deux heures et demie pour remplir la cave. »
Sandrigo demeura couché sur la trappe, écoutant.
Bartolo s’était assis et le regardait.
Enfin, vers trois heures du matin, Sandrigo se leva.
Tout bruit avait cessé.
Bartolo écouta à son tour et, se relevant tout pâle, prononça :
« C’est fini ! »
Et Sandrigo pensif répéta :
« Oui, c’est fini !… »
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Chapitre 28 LA GRANDE COURTISANE
S andrigo sortit par une porte du fond et monta un escalier aboutissant à l’unique étage qui s’élevait au-dessus du bouge de Bartolo. Ce premier étage était divisé en plusieurs chambres dont les portes donnaient toutes sur le même palier. Il pénétra dans une chambre et se jeta tout habillé sur un lit, où presque aussitôt il s’endormit d’un pesant sommeil.
Il faisait grand jour lorsque Sandrigo se réveilla. Il songea :
« L’affaire de cette nuit m’a fatigué plus qu’une journée de bataille… »
Il secoua violemment la tête, tout pâle. Puis sautant hors de son lit, il commença une toilette méticuleuse, s’habillant de ses vêtements les plus riches, s’ornant de bijoux, et ceignant enfin une épée.
A mesure qu’il se livrait à cette occupation, ses idées prenaient un autre cours, mais gardaient la même violence. Lorsqu’il fut habillé, il parut tel qu’un riche Vénitien de l’époque. Il ne manquait pas d’élégance naturelle, et en dépit des naïves exagérations de son costume, il pouvait passer pour un beau cavalier.
Une demi-heure plus tard il pénétrait au palais ducal.
Il remit une lettre à un huissier et, s’asseyant sur une banquette en bois, il attendit. L’attente dura deux heures, au bout desquelles le même huissier vint le chercher et l’introduisit dans ce cabinet où nous avons vu entrer l’Arétin et Bembo.
Le doge Foscari jeta sur son visiteur un regard presque indifférent.
« Monsieur, dit-il, vous m’avez fait remettre une lettre de notre Grand Inquisiteur Dandolo qui vous recommande à notre bienveillance. Mais, cette lettre oublie…
– Mon nom, n’est-ce pas, monseigneur ?
– En effet, dit le doge étonné. Et je dois dire que sans l’affection que j’ai pour notre Grand Inquisiteur, je ne vous eusse pas reçu. »
Foscari ne disait pas qu’au contraire cette omission qu’il avait devinée
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