Le porteur de mort
possible.
— Qui, pourquoi, quand ?
— Drokensford l’ignore, mais il semble que le Temple récupérera ce qu’il estime lui appartenir et qu’il ne musera pas en espérant le bon vouloir de Scrope ou du souverain. On doit aussi savoir au Temple que nous sommes ici.
Corbett eut un grand sourire et ajouta :
— Les templiers ont-ils des épieurs dans notre chancellerie ? Soupçonnent-ils la véritable raison de notre visite céans ?
— Lord Oliver en personne peut leur avoir fait part de notre arrivée et de nos intentions.
— C’est possible, concéda Corbett. Par pure méchanceté, Lord Oliver pourrait bien préférer que le Sanguis Christi revienne au Temple plutôt qu’à Édouard.
— Et le second point ?
— Drokensford ne sait pas si c’est pertinent ou non, mais, d’après les rapports, notre pilleur du trésor royal, John Le Riche, originaire de Caernavon, avait servi dans les troupes royales d’archers gallois.
— C’était donc un maître archer. Ce pourrait être le Sagittaire.
— C’est vrai, souffla Corbett. C’est-à-dire, s’il est encore vivant. Bon, Ranulf, mettons cela par écrit.
Corbett se leva et indiqua la chaire qu’il venait de quitter. Ranulf s’y assit et s’affaira. Il regarda son maître faire les cent pas. « Vous aimez ça, se dit-il, vous adorez Lady Maeve et vos enfants, mais là c’est différent. Vous voulez résoudre les problèmes et les mystères, déterrer la vérité, appliquer la logique avec la précision d’un fermier taillant une plante avec un coutelas. »
Ranulf ouvrit l’un des encriers et mélangea l’encre rouge du bout de sa plume. Les yeux du roi à Westminster, le document caché dans un coffret secret, puis les traits avenants de Lady Hawisa lui revinrent à l’esprit. Édouard lui octroierait-il Mistleham s’ils réussissaient ? Et si Lord Scrope périssait ? Devenir un grand seigneur terrien : une telle récompense qui ne tenait qu’à un coup de couteau ! Pendant quelques instants, il se revit, gamin dans sa tunique en loques, détalant dans les venelles malodorantes de Cheapside. La situation avait bien changé. Un clin d’oeil, et tout basculait. Corbett, soudain, avait eu pitié. Mais c’est ainsi que les dés roulent. La vie pouvait être bouleversée d’un seul coup. Une flèche, une dague, apportait soit la mort soit la fortune et l’élévation.
— Ranulf ? Ranulf ?
Il leva la tête. Corbett le fixait avec curiosité de ses perçants yeux noirs.
— À quoi penses-tu ?
— Au temps, Maître, répondit-il en riant. À la façon dont il peut si brusquement modifier le destin de quelqu’un.
— C’est étrange : je me disais la même chose. Tu devrais lire De la nature du temps, l’ouvrage de Bède le Vénérable, Ranulf.
Corbett recommença à faire les cent pas.
— Un grand érudit ! Bède était un moine saxon qui vivait dans un monastère proche du mur romain. Mais peu importe, il a écrit ce livre dans lequel il démontre que pour Dieu le temps ne peut exister.
— Sir Hugh ?
— C’est facile à comprendre, Ranulf. Regarde cette tapisserie.
Le magistrat désigna la tenture sur le mur qui représentait avec réalisme la mort de Priam pendant la chute de Troie.
— Tu la contemples et tu saisis d’un seul coup d’oeil ce qu’elle signifie. Mais que se passerait-il si tu ne pouvais la comprendre qu’en prenant chaque partie l’une après l’autre ? Bède, comme le fit le célèbre Thomas d’Aquin par la suite, a parlé de « l’éternel présent ». Aux yeux de Dieu, il n’y a ni passé, ni présent, ni futur, juste une vision perpétuelle.
— Mais nous...
— Nous fabriquons le temps, Ranulf, parce que nous y sommes obligés. Nous devons donner un sens à la succession des instants. Il nous faut créer un ordre. Il est midi et la cloche de l’Angélus ne tardera pas à sonner pour nous rappeler des vérités intemporelles, sinon nous risquerions de les oublier ou de les ignorer. Nous nous déplaçons avec circonspection à travers la tapisserie de la vie et ne cessons de définir le temps, de le nommer, de le disséquer, de le découper en un jour de la semaine, en un mois précis ou une année déterminée. Nous élaborons des cadrans solaires, des chandelles des heures ou d’autres mécanismes pour nous aider.
— Et ici, à Mistleham ?
— Le temps ressemble aux saisons, Ranulf. Elles sont parallèles les unes aux autres. Nous semons
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