Le poursuivant d'amour
c’était par pudeur autant que pour dissimuler une affliction certes inconstante, mais tenace, invincible, que l’ancien soudoyer mesurait ses propos.
– Il atermoie, m’amie, pour se livrer, parce qu’il ne vous connaît point encore en suffisance. Même Guillemette doit s’accoutumer à votre présence… Croyez-vous que Thierry s’est montré franc et disert envers moi les premiers temps de notre rencontre ?
Il comprenait également l’attitude de Champartel. Sa réserve, à lui aussi, dissimulait mal une blessure suppurante, un culte secret et une admiration qui jamais, sans doute, n’avait failli. Il eût pu ajouter, pour conforter Luciane, qu’il ne doutait point qu’en Cotentin et au-delà l’existence et la malheureuse destinée d’Ogier d’Argouges eussent pu fournir aux prud’hommes, par trouvères interposés, une nouvelle geste exaltant leur cœur et capable de stimuler chez ces désenchantés une ardeur batailleuse molestée par maintes déconvenues. Il devait même exister dans Coutances et à l’entour des manants capables de priser très haut les appertises 339 d’un tel preux.
– Où est-il ? demanda Luciane en cessant d’animer les flammes. Vit-il toujours ?
Tristan n’osa se montrer trop affirmatif. Il se pouvait qu’Ogier d’Argouges eût succombé à retardement aux pustules de la peste noire comme des milliers de contagionnés qui, l’épidémie passée, avaient cru dur comme fer y avoir échappé.
– Vous ne répondez pas, Tristan.
– Que vous dire que vous ne sachiez déjà ?
Ce qu’il avait appris sur cet homme entre Paris et Gratot, soit à cheval, soit attablé dans une auberge ou lors des soins donnés aux chevaux, attestait que le Champion du feu roi Philippe VI appartenait à la fleur de la chevalerie. Était-ce suffisant pour qu’il fût invulnérable ?
– Je conçois que vous soyez fière d’être sa fille.
Pour lui dont la curiosité inclinait à la simplicité, la plupart des questions qu’il s’était posées sur le père de Luciane s’étaient rassasiées de ce que Thierry lui avait confié. Il se frayait son propre chemin dans la description des événements sanglants auxquels Ogier d’Argouges avait pris part de bon ou mauvais gré. Il en ignorait les raisons profondes puisque, lorsqu’ils s’étaient produits, il vivait en Langue d’Oc, où les actes des hommes de la Langue d’Oïl, les cheminements de leurs idées et les méandres de la politique n’étaient connus que parcimonieusement. Enfant insouciant, jouvenceau enclin aux songeries épiques, puis damoiseau éperdu de fracassantes et multiples prouesses, il ne s’intéressait guère à la marche du temps ni aux différends des rois et des hommes. D’ailleurs, même maintenant, il ne leur consacrait qu’une attention de surface – du moins le pensait-il – sans l’intérêt et l’acuité qu’il avait discernés chez un Tiercelet, voire chez un Raymond.
– Thierry est sûr que nous l’allons retrouver.
– Vous a-t-il dit pourquoi ?
– Il doit avoir une raison… Il me la tait… Il ne va pas la différer longtemps. Je crois que Raymond l’y a incité.
– Raymond est digne. Il fut, j’en suis acertené, un parfait homme d’armes.
La trace ou la survivance d’Ogier d’Argouges dans l’esprit de ce manant qui l’avait côtoyé aussi fréquemment que Thierry se concevait autant que la possession d’un trésor pour un avare. Son or à lui, c’étaient ses souvenirs.
– Je crois en ces deux hommes. Si peu qu’ils m’aient parlé de votre père, je les ai sentis frémir, comme vous maintenant. Ils ont pour lui une dévotion qu’ils n’osent s’avouer à eux-mêmes !
Ils ne lui avaient jamais proposé, pourtant, une image déifiée de cet inconnu. Les phrases brèves chaudes, lourdes, et les silences abrupts de Raymond lui montraient que la considération de cet ancien soudoyer pour son seigneur n’avait cessé de se vivifier.
Ce culte s’était comme endurci d’année en année dans l’attente d’une résurrection peut-être impossible mais à laquelle il s’obstinait à croire.
– Le souvenir de maints chevaliers de grand renom – Bricquebec et Harcourt pour désigner des Normands –, Jean de Luxembourg l’Aveugle, Gaucher de ChâtilIon – pour n’en citer que deux autres – s’est abougri dans les esprits. Celui de votre père demeure vivace en Cotentin si j’en crois Guillemette, plus langagière que son
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