Le poursuivant d'amour
su rien voir qu’au travers d’Oriabel mais le vin, la chaleur de l’accueil dont il était l’objet, le genou de Luciane parfois contre le sien dilacéraient ce nuage et dessillaient ses yeux las d’avoir trop imaginé dans l’épaisseur des buissons et la cohue des arbres des malandrins à l’affût. Paindorge l’épiait avec autant d’attention que s’il eût marché sur un étroit sentier à l’aplomb d’un abîme.
– Eh oui, dit tout à coup Guillemette à Luciane, ton père était chez nous, à Coutances, vers la Noël, l’année de la pestilence noire. Il t’a cherchée par tout le Cotentin. Un matin, il est parti, laissant avec nous deux jouvencelles qu’il avait sauvées des rou tiers. Nous l’avons revu l’été suivant. Il était allé jusqu ’à Rechignac, en Pierregord. Comme Thierry était natif de ce village, il avait pensé qu’il t’y avait menée. Or, vous n’y étiez point… Il avait accepté que nous vivions à Gratot. Nous l’y avons revu deux fois…
– Et puis plus rien, dit Raymond, lugubre.
– Je sais qu’il vit… et que c’est en Normandie qu’il gîte !
Un sourire dubitatif apparut sur le visage de Raymond.
– J’aimerais bien, damoiselle, avoir votre conviction.
– Il faut partir à sa quête… S’il était mort, la Normandie l’aurait su ! Et je vous en prie, Raymond, appelez-moi Luciane comme autrefois !
Peut-être cette entêtée donnait-elle trop d’importance à la renommée de son père. Mais sa vivacité, sa détermination et sa modestie méritaient le respect.
– Nous chercherons ensemble !
Thierry acquiesça :
– Bien sûr !
– Et vous, messire Tristan ?
Il fallait accepter :
– Je puis vous aider une semaine. Le roi m’attend.
Raymond siffla mais ne dit mot et s’adressant à l’obstinée avec une déférence qu’elle lui reprocha d’un geste :
– Vous avez en venant écarté les dangers. Je m’en réjouis… Mais le Clos du Cotentin est la pire contrée qui soit !… Anglais et Navarrais s’en sont fait le partage. Les premiers sont à Saint-Sauveur, Barfleur, Grafïart, près du havre de Carteret. Ils sont aussi à Montebourg, entre Valognes et Carentan. Ils sont encore au Homme 335 … Ils étaient à Telle (517) l’an passé, mais on dit qu’ils s’en sont allés. Le Hommet (518) leur appartient.
– Et les Navarrais ?
Raymond eut un geste de rage et d’impuissance :
– Ils conservent les places qu’ils occupent en vertu du traité de Mantes (519) Cherbourg dont l’abbé Guillaume est un des lieutenants de Charles le Mauvais ; Valognes, Carentan. Ils occupent aussi le château de Gavray, celui de Mortain. Ils tiennent Avranches dont l’évêque est lié au roi de Navarre… Mais Coutances et Gratot sont toujours à la France.
– Et si mon père avait été pris par des Anglais, des Navarrais…, suggéra Luciane.
– Nous l’aurions su… et il se serait escampé, affirma Raymond, morose.
– Combien de temps encore Coutances tiendra-t-elle ?
– Voilà, dit Guillemette, une question qui mérite d’être posée à son évêque, Louis d’Erquery, qui est conseiller du duc de Normandie… Le dauphin Charles ferait bien de nous envoyer quelques milliers d’hommes d’armes. Quand les cloches sonnent hors des offices, les Coutançais se réfugient à Notre-Dame…
– J’ai omis de vous dire, reprit Raymond, que Périers, qui demeura longtemps à la France, a cédé, il y a trois ans, devant les Navarrais et les Anglais. Colin Pèlerin et Richard Condran commandaient aux hommes d’armes. Nous les connaissions : quand j’étais bourrelier, je leur ai fait des selles et deux renges à épée. Ils se sont, eux aussi, réfugiés dans l’église avec les manants et les loudiers… Nul ne sait ce qu’ils sont devenus… Brûlés, sans doute…
– La Haye-du-Puits aussi, dit-on, est navarraise.
– Mais Torigny tient bon pour le duc Charles. Et, ajouta Raymond, j’oubliais le Mesnil-Gamier, la Roche-Tesson et Hambye, qui, après avoir été conquise par l’Anglais, est redevenue française… On dit que les bénédictins ont refusé d’ouvrir aux Goddons… avant que Nicole Peynel n’aille tendre une embûche à ces démons. Les Normands conduits par Nicole se sont battus à quarante contre cent au gué de Mauny 336 . Ils ont vaincu… Par dieu, j’aurais aimé en être !
– Nicole ? Est-ce une femme ?
– Non, damoiselle. Un homme.
Luciane en
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