Le poursuivant d'amour
pouvons nous y engager sans crainte… Vous autres tous, pied à terre.
Les deux hommes partirent au galop, choisissant des champs herbus pour en atténuer le bruit et des haies pour se dissimuler à l’ennemi s’il avait aposté des guetteurs. Ils disparurent à la corne la plus touffue. Quand ils revinrent, ils souriaient.
– Ils sont là, dit Orriz… Une clairière au bord d’une rivière 382 .
– Assez loin pour ne pas ouïr notre venue ?
– Assez loin et assez saouls de leurs rapines.
– Combien sont-ils ?
– Deux ou trois cents… Peut-être davantage.
– Rien que ça !
– Holà ! Bertrand, protesta Couzic, un blanc-bec qui transpirait sous ses cheveux en friches. Nous sommes à peine cent…
– Grâce à la nuit nous serons quatre cents.
Un sourire de gourmandise fit apparaître des dents pareilles à celles des furets.
– C’est moi, Guesclin, qui vous l’assure. Ont-ils planté des trefs 383 ? Sont-ils épars ou non ?
– J’en ai compté dix.
– Nous y bouterons le feu. Ces lueurs suffiront à nous éclairer.
Puis, d’un geste vif, hachant l’air du tranchant de ses mains, le Breton commanda le silence :
– Mettons-nous à couvert et attendons la nuit. Je vous autorise à dormir jusqu’au clair de lune… sauf ceux qui veilleront aux chevaux. Sous peine de male mort, je ne veux pas ouïr un seul hennissement !
*
Une lune pâle, comme apeurée. Aucun vent et pourtant des odeurs de mangeaille. On devait faire bombance au camp de Jean Jouel. Quelques cris traversaient l’épaisseur des feuillages, puis revenait le silence noir, à peine troublé par les mouvements des hommes prêts à serpenter parmi les troncs et les fourrés pour atteindre l’ennemi.
Les chevaux s’étaient tus de toute la journée, mâchonnant des herbes et des feuilles. Guesclin laissa quelques hommes à leur surveillance et, tourné vers Paindorge et Tristan :
– N’ayez crainte : vous retrouverez les vôtres… si vous êtes encore vivants.
L’expression de son visage était un mélange de joie, de bassesse et d’astuce. Tristan trouva soudain la nuit lugubre. Une sensation de tristesse infinie le pénétra. Il allait devoir occire des hommes. Il s’était ajusté avec des cagous à leur semblance.
– Allons-y, dit Guesclin. Toi, Orriz, tu m’as compris : tu marches à senestre et tu entres dans la rivière avec tes gars. Vous avancez le long de la rive et à mon cri, hop ! vous montez tout d’un coup et courez sur la terre… Allez.
On entendit les pas feutrés de quarante hommes et le grillotis des harnois et des armes, vite absorbé par le silence.
– Toi, Couzic, à dextre… Tu les contournes jusqu’à la rivière. Quand tu seras placé, je veux t’ouïr frouer 384 .
Encore un bruit d’hommes en marche, quelques cliquetis de fer et d’acier. Une lueur, un reflet métallique : le regard du Breton.
– Vous, les forains 385 , vous venez avec moi… Tirez vos épées de leur feurre 386 .
Il fallut avancer. Toucher tantôt une branche, un coude ; percevoir sous ses minces semelles les renflements des racines ; deviner contre ses fers les griffures des ronces ; craindre l’éclairement des étoiles éteintes.
Tristan avait laissé son bassinet attaché au pommeau de sa selle. Paindorge en avait fait autant pour sa barbute. Il fallait que leur vue ne fut point restreinte. Ils allaient côte à côte, évitant de se toucher, de se regarder. Tristan se sentait le cœur froid, la gorge serrée. Ses yeux mouillés de nuit s’écarquillaient parfois quand surgissait devant lui une branche poussée par Guesclin et intentionnellement relâchée avant qu’il ne l’eût saisie. Comment ennoblir ce qui se préparait en se disant que c’était, après tout, administrer la punition et la justice ? Il réprouvait cette façon de guerroyer. N’eût-il pas assisté à l’orgie de Tortisambert qu’il se fût réjoui peut-être. Qu’il eût sublimé ces préparatifs d’embuscade. N’importe : ils piétaient, Paindorge et lui, vers un mortel mystère. Comme à Cobham. Ils pouvaient se dire qu’ils allaient prendre leur revanche sur une mission avortée.
Il fallut descendre une pente escarpée – sans doute l’immense cuve d’une marnière –, patauger dans des fongosités plus molles et collantes qu’elles ne l’étaient vraiment, du fait de la pesanteur de l’armure, puis remonter. Un archer qui glissait en entraîna un autre, sans trop
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