Le poursuivant d'amour
à la poudre noire, ne me dites pas que des pierres, des billes ont été capables de faire ployer une armée comme celle que commandaient Bourbon et Tancarville !… Nous devions remporter cette bataille !
– Nous l’eussions pu, sire. Il suffisait, quand l’ost s’avançait dans la plaine des Aiguiers, que les hommes chargés de l’examen des lieux fissent bon usage de leur vue et prissent leur temps pour évaluer le nombre d’ennemis – qui ne se cachaient guère. Il eût également fallu qu’ils décèlent, aux approches de Brignais, les assemblées sur les hauteurs et les…
Cette fois, d’un geste sec, Jean le Bon montra son impatience :
– Il vous va bien de proférer ce commentaire !… Vous étiez à l’opposé de ces cœurs vaillants !
Tristan décida de se taire. À trop vouloir fournir les causes du désastre, il s’aventurait sur un terrain tout aussi spongieux que celui des Aiguiers. Il s’était promis de faire une ou deux allusions habiles sur la conduite de l’Archiprêtre ; il se demanda s’il devait s’y risquer : jamais le roi n’admettrait qu’Arnaud de Cervole était un traître, parce qu’il eût dû non seulement se désavouer, mais aussi renoncer à son admiration pour cet homme avec lequel, disait-on à Vincennes, il ne cessait d’être en compte (469) .
– Sire, cette armée-là fut fort mal éclairée… Comme devant Poitiers.
Pendant le silence qui s’ensuivit, le roi s’accouda à la fenêtre. Que voyait-il ? Vincennes ou Maupertuis ? Oui, mal informés, les Français et le roi. Eustache de Ribemont et ses compères s’étaient moqués de l’indécision de leur suzerain et soumis aux désirs de l’évêque de Châlon, Renaud Chauveau : « Attaquez, sire ! Assaillons-les ! Taillons-les en pièces, Dieu vous soutien dra ! » Or, l’évêque avait fui au cours de la bataille pour se faire occire bêtement par un charretier qui, la veille, l’avait prié vainement d’intercéder en sa faveur afin qu’on le remît en possession de tout ce que lui avaient saisi les preneurs du roi : bœufs, vaches, volailles, froment et fourrage. Un charretier qui savait écrire, mais dont la lettre avait servi de sèche-cul au prélat.
– Poitiers ?… Les planètes m’étaient défavorables. J’ai voulu forcer le destin… J’avais au médius cet anneau enchanté que Charlemagne eut à sa dextre… Il me fut, hélas ! arraché dans la presse quand, perdant mes gantelets, je dus combattre à mains nues (470) … Dès lors, tout fut perdu et l’honneur en souffrit… Cet anneau, Galéas Visconti l’acheta au sergent qui l’avait trouvé parmi des brins d’herbe rouges de sang, de sorte que lorsque j’eus quitté Londres et revins en mon palais, voici deux ans déjà, en décembre, je reçus une députation envoyée par le seigneur de Milan, conduite par messire Francesco Pétrarque. Il me remit cet anneau, le carbunculum , et cet autre dont on disait merveille…
Ces bagues, à la dextre du roi, n’avaient rien qui pût intéresser Tristan. Il n’aimait ni la parure ni les joyaux, trouvant qu’ils efféminaient l’homme. Et certains, non contents d’avoir des goûts de donzelles, croyaient faire des prodiges de frisqueté 132 en suspendant de petits anneaux d’or aux lobes de leurs oreilles. Avec de telles mœurs, la France était perdue.
– Le monde, chevalier, a compris que je n’étais pour rien dans cette déconfiture. Dieu fut indifférent et saint Michel aussi.
« Alors, nous sommes tous responsables ! Il repousse ses torts du côté de l’armée !… Il n’a même pas l’honnêteté de voir les choses en face ! »
Jean II haussa son court menton et croisa les bras, superbe. Une immense soif de respectabilité tenaillait ce monarque destitué à Poitiers, auquel, en Angleterre, les humiliations n’avaient pas manqué lors du commencement de sa captivité. Ensuite, à force de flagorneries, il s’était fait accepter. Ceux qui l’avaient vu en l’hôtel de Savoie, résidence du duc de Lancastre, disaient qu’il y menait presque une vie de Cour. L’espèce de fermeté qu’une tenace présomption, doublée d’une confiance extrême en l’avenir, étendait sur ce visage blême n’en diminuait pas pour autant la profondeur des rides. Au contraire. Elles papillonnaient près des yeux et développaient leurs pattes d’araignées des ailes du nez à la bouche : le roi se fripait et se parcheminait. Son regard,
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