Le poursuivant d'amour
libéralité d’idées, une vanité innée, des qualités d’attention et de bienveillance qui eussent dû avoir pour conséquence le respect ou la confiance de son vassal lige, mais le fait qu’il acceptât sans courroux et surtout sans remords les défaites outrancières, outrageuses, sanglantes – qu’elles eussent pour auteurs les Anglais, les routiers ou son gendre, Charles le Mauvais – ne pouvait provoquer qu’une irrévérence dont, heureusement, son visiteur se sentait maître. Si Jean II avait été un homme et, surtout, un suzerain avisé, il eût fait raccourcir depuis longtemps le petit roi de Pampelune acharné à creuser des tombes autour de lui ; il eût annexé la Navarre comme il avait annexé la Bourgogne et levé la seule armée qui fût capable de vaincre les routiers parce qu’ils en avaient souffert affreusement : celle des va-nu-pieds, celle des nouveaux Jacques. Mais il révérait trop la chevalerie et méprisait trop son peuple pour prendre cette décision salutaire.
– Vous semblez douter d’une victoire finale, Castelreng. Nous l’obtiendrons avec l’aide de Dieu et de messire saint Michel !
Une ombre s’égara dans les yeux noisette de Jean II. Il la chassa d’un battement de paupières. La tristesse qu’elle avait cependant exprimée fit place à la résolution :
– Je conçois votre cuidançon (465) , chevalier. Tancarville et l’Archiprêtre ont pu quitter Brignais, mais j’ignore le sort du comte de Forez, d’Amelin des Baux, Brocard de Fenestrange… Savez-vous si Brocard était là-bas ?
– Je ne saurais, sire, vous répondre affirmativement…
– Brocard !… Vous allez me dire : « Peut-on se fier à un ancien routier » Je le crois… mais moi aussi, je ne saurais être affirmatif !
« Je perds mon temps… Lorsque je veux parler, il m’en empêche… Dois-je lui révéler que l’Archiprêtre le trahit sans vergogne ? »
– Il faudrait, Castelreng… comment dire ?…, évangéliser les routiers. Les savonner dans un bon bain d’honnêteté… Mais encore aurions-nous quelques déconvenues… J’avais moult amitié pour Thomas de la Marche. Il m’avait bien servi ainsi que le régent, mon fils. Nous lui avons donné les châtelets de Nonette et Usson, prés d’Issoire, il y a quatre ans, puis nous avons dû… révoquer cette libéralité lors des événements du Berry (466) … Eh bien, il s’est fait Anglais et commet crimes, pillages… enfin tout à l’entour de Brioude…
Le roi caressa promptement le joyau suspendu à son cou comme si cet attouchement lui apportait soit le réconfort, soit la confirmation de son omnipotence. Il semblait d’ailleurs que son goût de la parure, déjà notoire, se fût d’autant plus aisément exacerbé qu’il se sentait dépouillé de son importance dans un pays ruiné par toutes les déraisons d’un règne aussi vain que celui de son père.
– Mais des désertions de cette espèce, chevalier, ne sauraient nous arrêter, mon fils Charles et moi, dans la voie d’un redressement qui se fera, je m’en porte garant… Si ! Si !… En doutez-vous ?
– Nullement, sire… Mais comment procéderez-vous… si je puis me permettre cette audace ?
Le roi rit ou grimaça. Tristan ne reçut pas la réponse espérée.
– De l’audace !… Nous en avions tous deux, côte à côte, à Poitiers !… Tous ces Goddons éparpillés, morts devant nous… Et vous avez pu vous sauver !… Faire retraite à Fontevrault !
« Il m’envie !… Peut-être me jalouse-t-il. Certes, il en a meurtri, des Anglais, ce jour-là… Tant par peur de mourir que par fierté de se dire, sans doute, qu’il figurerait dans les pages de ces livres dont il est fort épris comme un nouveau Godefroy de Bouillon. » Mais ce hardi prédécesseur avait, lui, obtenu tellement de victoires contre les mahomets que les défaites qu’ils lui avaient infligées de loin en loin demeuraient pour toujours au fond d’une oubliette. Son immortalité ressortissait moins à des vérités rapportées de Terre Sainte qu’à des records 129 imaginaires sans cesse embellis par les bateleurs et trouvères. Non, Jean le Bon n’avait rien qui lui permît d’ambitionner la gloire du maître de Jérusalem. À peine était-il roi de France et roi de Paris puisqu’il n’y était que de passage et n’y demeurerait que s’il remettait à Édouard III le prochain acquittement de son immense rançon. Or, il avait
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