Le prince des ténèbres
circulaire. Le prince y siégeait, les mains croisées, le regard rivé sur la table, plongé dans un recueillement tel qu’on aurait pu le prendre pour un moine studieux. Mais cette impression était vite démentie par la somptuosité de son habit, les bagues précieuses à ses doigts et l’aspect de sa barbe et de ses cheveux blonds bien peignés et enduits d’huiles parfumées. Il leva les yeux et fit signe à Corbett d’approcher. Le clerc remarqua alors que son surcot, aux boutons en or, était de pur satin blanc, qu’il portait des chausses rayées d’or et de pourpre et des chaussures en velours cramoisi, ornées de roses d’argent au bout. Le clerc comprit, devant son apparence et son attitude, qu’il avait décidé de le prendre de haut lors de ses entrevues avec lui et Craon, sans doute sur les conseils de Gaveston.
Le prince se leva et lui fit signe de venir s’asseoir près de lui ; puis il remplit deux coupes de vin, du meilleur cru, tel que Corbett n’en avait goûté depuis des lustres. Le clerc prit place et sirota sa boisson. Le prince ne montait pas sur ses grands chevaux aussi facilement que son père. Quand il le voulait, en fait, il savait se montrer d’une rare courtoisie et d’une séduction éblouissante. Mais, comme tous les Plantagenêts, ses sautes d’humeur étaient fréquentes et son caractère loin d’être égal. Il avait toujours plu à Corbett par son air espiègle qui cachait une innocence presque enfantine. Il pouvait s’avérer un ami fidèle ou le plus impitoyable des ennemis. Il s’installa et fixa Corbett droit dans les yeux.
— Eh bien, Hugh ? commença-t-il. Vous désiriez me voir in secreto . J’ai beaucoup de respect pour vous, sinon j’aurais prié Lord Gaveston d’être présent.
Il détourna le regard une fraction de seconde.
— Piers peut être mauvais comme la gale, avoua-t-il à mi-voix. Ce qui est arrivé hier soir est impardonnable ! Mon père… doit-il être mis au courant ?
— Alea jacta est ! répliqua Corbett d’une voix neutre. Les dés en sont jetés !
Il croisa le regard des yeux couleur bleuet.
— Comme vous l’avez dit, Monseigneur, c’était probablement un horrible accident.
Le prince le remercia d’un sourire et étendit la main. Le soleil qui filtrait par les vitraux se refléta dans les pierres précieuses de ses bagues et les fit briller de mille feux.
— Alors, Hugh, de quoi s’agit-il ?
— J’ai deux questions, Monseigneur !
Corbett but une gorgée de vin.
— Le jour où Lady Aliénor est morte, avez-vous envoyé des hommes au prieuré de Godstowe ?
— Non, absolument pas.
— Est-ce que quelqu’un, sans vous prévenir, y aurait dépêché des serviteurs ?
Le prince hocha encore la tête et se dirigea vers un lutrin sculpté, semblable à celui d’une église. Il mit la main sur l’énorme Bible qui s’y trouvait.
— Vous pourrez dire à mon père, déclara-t-il, que, ma main sur la Bible, et je répéterai ce serment devant les Communes et les chefs de l’autorité spirituelle et temporelle, je jure que ni Lord Gaveston ni aucun de mes serviteurs ne s’est approché du prieuré de Godstowe ce jour-là.
— Vous en êtes bien certain, Monseigneur ?
Edouard se retourna, l’air buté.
— J’ai ordonné à Lord Gaveston de cesser toutes relations avec cette femme.
— Monseigneur, est-ce vrai que vous n’avez eu vent de la mort de Lady Aliénor que lorsque le portier de Godstowe est venu ici ?
Corbett nota la rapidité avec laquelle le prince retira sa main de la Bible et revint vers lui.
— Oui, autant que je me le rappelle ! répondit-il en s’asseyant, une jambe ballante, sur le bord de la table. Pourquoi cette question ?
Corbett inspira profondément.
— Je dois vous informer que votre père a une version différente des faits. Le bruit court que vous étiez au courant bien avant l’arrivée du portier ivre.
— Moi aussi j’étais éméché, murmura-t-il. Mais pas autant que lui ! J’ai bien entendu quelque chose ou on m’a dit… Oui ! C’est ça ! s’écria-t-il d’une voix surexcitée. Si Monsieur de Craon soutient que c’est moi qui le lui ai annoncé, alors c’est un menteur ! Car, Messire Corbett, je suis certain que c’est le Français qui m’en a parlé le premier !
— Comment le savait-il, lui ?
— Je l’ignore. Et si je l’interrogeais, il le nierait tout simplement. Craon, ajouta-t-il amèrement, a le mensonge
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