Le prince des ténèbres
et Maltote. Son serviteur essayait de montrer au courrier comment tenir correctement un poignard. Corbett secoua la tête, incrédule. Jamais, de toute sa vie, il n’avait vu quelqu’un d’aussi maladroit ou dangereux pour lui-même que Maltote, une arme en main. Mais il aimait bien ce grand lourdaud au naturel heureux qui ne connaissait rien d’autre que les chevaux.
Ils se mirent en selle et quittèrent le palais, en suivant le chemin du village. Corbett respira l’air vif et agréable : il sut que l’été finissait. Maeve devait être en train de vérifier l’état des granges et de veiller à l’abattage des bêtes, au séchage et au salage des viandes que l’on pendrait dans les cuisines pour les fumer et les préserver pour les longs mois d’hiver. L’automne était arrivé à pas de loup, comme un voleur, transformant la campagne en une symphonie éclatante d’orange, d’or, de roux et de rouge bordeaux. Le soleil se parait, à présent, d’une brume dorée et les champs, à l’herbe haute et abondante, se gorgeaient de vie une dernière fois avant les gelées.
Ils passèrent près d’un vieux cheval attelé à une charrette de pommes. Le paysan ne se donna même pas la peine de se retourner pour les saluer. Au sommet de la charge, un gamin aux braies coupées haut sur les cuisses dormait à poings fermés, comme s’il reposait sur un lit de plumes. Après un dernier tournant, les cavaliers arrivèrent au village. Ils s’arrêtèrent en entendant le son cristallin d’une cloche et aperçurent, à travers les arbres, une procession qui s’avançait dans les champs. À sa tête marchait le père Reynard, sa robe de bure disparaissant à présent sous sa chape or et écarlate. Il était précédé du porteur de croix et de deux enfants de choeur, l’un avec la sonnette et l’autre l’encensoir. Corbett respira une légère bouffée d’encens parfumé. Il vit le prêtre bénir les jachères, le bénitier dans une main et le goupillon dans l’autre. Corbett se rappela que la Saint-Michel approchait et que l’on était aux temps des rogations d’automne : le prêtre bénissait la terre en implorant l’aide de Dieu pour les semailles et les récoltes à venir.
La petite troupe pénétra dans le village. Corbett était suivi de Maltote et de Ranulf qui évoquaient les mensonges des maquignons du marché de Smithfield et les meilleures façons d’éventer leurs ruses. Corbett les laissa au Taureau : les étroites fenêtres étaient drapées de noir, en signe de deuil pour l’aubergiste dont le cercueil reposait devant la porte d’entrée, en équilibre précaire sur des tréteaux. Quelques villageois, autour, buvaient à la santé du disparu et, à en juger par leur allure, étaient presque aussi inconscients que le mort qu’ils pleuraient. Tandis que Ranulf et Maltote s’occupaient des chevaux et arboraient des mines longues d’une aune pour rejoindre le cercle des buveurs endeuillés, Corbett traversa à grands pas le pré communal parsemé de feuilles mortes et franchit la porte à claire-voie de l’église. Il s’assit sur un petit banc de pierre en face du presbytère. Sommeillant à demi, il revécut avec plaisir sa rencontre avec Craon. Il entendit la procession revenir. Au bout d’un moment, le père Reynard apparut au portail de l’église. Il s’arrêta en voyant le clerc et eut un léger grognement d’irritation.
— Que désirez-vous ?
— Que vous répondiez à quelques questions, mon père.
Le prêtre eut une moue excédée, déverrouilla la porte et, d’un geste, invita Corbett à entrer. Il lui désigna un siège et lui servit du vin coupé d’eau, puis s’assit sur un banc en face de lui, de l’autre côté d’une table grossière.
— J’ai du travail, Messire. Le cercueil de l’aubergiste doit être transporté à l’église avant que les villageois ne s’enivrent trop et ne le jettent dans l’étang.
Le franciscain eut un pâle sourire.
— C’était un bon braconnier, mais un mauvais tavernier. Il coupait toujours sa bière, aussi nombre de mes paroissiens pensent-ils que sa dépouille devrait reposer sous l’eau ! Une épitaphe adéquate !
— Est-ce toujours aussi dangereux, l’interrompit Corbett, de se promener la nuit près de Godstowe ?
— Ça dépend. Il braconnait sur les terres du palais.
— Et les deux autres ? La jeune femme et l’adolescent retrouvés nus et assassinés, il y a quelque dix-huit
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