Le prince des ténèbres

achèterait des cadeaux somptueux… Mais quand le vieux roi se déciderait-il à mourir ?
    Il se leva et alla à un vieux coffre, renforcé de ferrures. Il détacha un trousseau de clefs de la chaînette en or qu’il portait au cou. Il ouvrit les trois serrures et releva violemment le couvercle. Il sortit une figure de cire qui renfermait de la paille et de la graisse de pendu et était coiffée d’un cercle d’argent. Puis il prit un bol d’encens et un crucifix noir inversé. S’accroupissant par terre comme un paysan, il entonna le rituel satanique qui visait à l’extermination de ses ennemis et que lui avait enseigné sa mère.
    Dans une autre chambre du palais, le seigneur Amaury de Craon se préparait aussi à changer de tactique. Ses tueurs à gages étaient morts, ce qui ne réjouirait guère le roi Philippe. Les nains avaient commis plus d’un crime pour le compte du souverain français et leur habileté d’experts serait fort regrettée. Craon réfléchit aux choix qui s’offraient à lui. Si le vieux roi mourait, s’il était assassiné, que chuchoterait-on ? Crierait-on au parricide ? Dirait-on que le jeune prince, ou Gaveston, ou les deux ensemble avaient tué non seulement d’infortunées religieuses dans des couvents, mais encore l’Oint du Seigneur ?
    Craon s’agita nerveusement sur sa chaise. Il avait recherché le tueur appartenant à la famille des Montfort en ne ménageant ni la menace dissimulée ni les pots-de-vin, mais n’avait rien découvert jusqu’alors. Le roi Philippe lui avait envoyé un nom arraché à Tailler, l’espion capturé, mais il ne trouvait nulle trace de cet homme. Craon eut un sourire lugubre. Tailler avait fait preuve d’un courage remarquable et, jusqu’au bout, n’avait raconté que des fables. Peut-être sa dernière plaisanterie avait-elle consisté à donner un nom fictif ? L’envoyé jura à mi-voix. Si seulement Corbett s’était trouvé ailleurs ! Tout à présent risquait de dépendre de ce fouineur de clerc anglais, qui avait une chance incroyable. Peut-être échouerait-il ? Peut-être le projet du roi Philippe de trouver et d’utiliser à ses propres fins le dénommé Montfort réussirait-il ? Ou devait-il, lui, Craon, abandonner ce jeu, reprendre ses fonctions officielles et oeuvrer pour les fiançailles du prince Edouard et de la princesse Isabelle ?

CHAPITRE XII
    Il tombait encore des cordes lorsque Corbett et ses compagnons atteignirent Aldgate et traversèrent Poor Jewry et Mark Lane pour arriver à Petty Wales près de la Tour. Ils laissèrent leurs chevaux à l’écurie et louèrent les services de deux passeurs à Wool Quay. Maltote protesta, bien sûr, et sa réticence à affronter la Tamise fut raillée par les mariniers au visage tanné.
    — On ne meurt qu’une fois ! s’écrièrent-ils en choeur. Et il ne faut pas longtemps pour se noyer. Si tu tombes dans le fleuve, tu n’as qu’à ouvrir la bouche et l’eau entrera à flots. Tu te retrouveras au paradis en moins de temps qu’il n’en faut pour réciter un Ave !
    — Où il ne vous rencontrera certainement pas ! riposta fougueusement Ranulf, volant à la rescousse de celui qu’il plumait aux dés.
    Corbett leur intima l’ordre de se taire. Les bateliers levèrent l’ancre et longèrent Billingsgate et Botolph’s Wharf avant de lutter contre les remous tourbillonnants sous le pont de Londres. Ils louvoyèrent entre les piles rapprochées du pont pour se faufiler le long des radiers qui les protégeaient des arches massives. Une fois le passage franchi, ils se détendirent. La Tamise était un fleuve cruel, mais jamais plus dangereux que dans le chaudron bouillonnant sous ce pont.
    Ils gagnèrent le mitan du fleuve et dépassèrent Dowgate, Queenshithe et l’embouchure de la Fleet. Il régnait là une odeur pestilentielle, car c’est dans le fossé de la Fleet qu’on déversait les détritus, les cadavres de chiens, de chats, de mendiants, de lépreux, voire de bébés indésirables, tout cela glissant dans la Tamise lorsqu’il pleuvait à verse. Alors qu’ils suivaient la courbe du fleuve, vers Westminster, Ranulf poussa Corbett du coude et lui désigna la rive. Malgré l’épais tas d’immondices flottant et dansant à la surface, les porteurs d’eau remplissaient leurs tonneaux pour vendre leur marchandise dans les rues et venelles de la capitale. Corbett fit une grimace de dégoût.
    — Ne bois jamais que du vin ou de la bière, Ranulf,