Le Prisonnier de Trafalgar
bouche en sang, étendu sur le pont. Nat, qui avait quitté un instant la barre, lui tendit un pistolet.
— Tiens, il allait te tirer dessus.
— Je l’attache ? demanda Bill Wayne.
— Non, c’est le patron. Ce serait de la mutinerie. Vérifie qu’il n’a pas d’autre arme et laisse-le aller.
Quand il revint à la rambarde, le brigantin avait déjà franchi la moitié de la distance entre la Jenny et le transport qui la précédait immédiatement dans la file. Son nom, qui apparaissait maintenant sur le tableau, était le Korrigan.
Le brigantin de tribord prenait du champ, puis, rangeant le vent sous petit largue, piquait droit vers le Mornington Castle, en tête du convoi. La manœuvre française apparaissait alors dans toute son ingénieuse simplicité : fixer les frégates en faisant mine d’attaquer les transports attardés, attirer le Valorous à bâbord du convoi et foncer sur l’ Indiaman par tribord. C’était une prise infiniment plus précieuse que tous les transports réunis.
Le Valorous avait achevé de virer de bord et, toutes voiles dehors, faisait route vers le Korrigan. Dans un bruit de tonnerre, ce dernier ouvrit le feu sur le transport qui répondit par des coups espacés de ses petits canons de 9. Des grappins volèrent du pont du corsaire et, avant même que les coques fussent bord à bord, les Français sautèrent à l’abordage.
Passant par le travers du Korrigan, le Valorous était en position de tir, mais il lui était impossible de lâcher une bordée sans atteindre le navire anglais. Il hissa un signal et le Forth vira immédiatement lof pour lof afin de le rejoindre. La Fury, à trois milles dans le nord-est, avait réussi à rassembler les deux transports et était engagée en un duel d’artillerie avec le brigantin qui les menaçait.
Le Valorous croisa la Jenny à moins d’un demi-mille et soudain vira lof pour lof, ce qui l’amena à une encablure à peine. Il sembla à Hazembat que le gros vaisseau allait éperonner le yacht, mais le Valorous, ayant gîté à l’extrême, se redressa et se trouva parallèlement à la Jenny, droit dans l’arrière du Korrigan.
La tête de proue, un homme casqué et moustachu, passa, sembla-t-il, à toucher. Les sabords défilèrent, révélant les bouches béantes des canons. Tout en haut, sur la dunette, on voyait Stephen, entouré d’officiers et de matelots. Il lança un ordre au porte-voix et aussitôt un violent rugissement retentit à l’avant. Ce n’était pas simplement des canons de chasse. Stephen avait dû faire amener des pièces de 12 pour tirer par-dessus le bossoir. La coque du Valorous et la fumée masquèrent l’effet produit par ce tir d’enfilade, mais le grand mât du Korrigan s’inclina, puis s’abattit, entraînant la plus grande partie du gréement dans sa chute.
Déjà, le Valorous, évitant le brigantin, continuait sa course, laissant au Forth, qui arrivait par l’arrière, le soin de poursuivre le combat. Entre-temps, l’autre brigantin avait engagé le Mornington Castle qui se défendait avec ses pièces de 9, mais ne résisterait pas bien longtemps aux assauts du corsaire. Il fallait maintenant que le Valorous remontât tout le convoi et virât de nouveau lof pour lof afin de passer par tribord et d’arriver sur les lieux. La chose était d’autant plus difficile que l’ lndia-man, dans un effort pour échapper à l’assaillant, avait mis toute sa toile et filait à plus de sept nœuds, infléchissant son cap à l’ouest-sud-ouest.
Lentement, le Valorous remontait le convoi. Alors que, tout près, le Forth arrivait bord à bord avec le Korrigan, il paraissait évident que le Valorous n’arriverait jamais à temps, d’autant que les transports, affolés par l’attaque, s’égaillaient en tous sens, gênant sa marche. Il était à la hauteur du City of Bombay, gagnant un ou deux nœuds sur lui, alors que les Français commençaient à lancer les grappins sur le Mornington Castle.
Soudain, il piqua sur l’étroit espace qui séparait les deux Indiamen. C’était de la folie : il avait neuf chances sur dix d’être éperonné par le City of Bombay. Clignant des yeux, Hazembat essaya de distinguer ce qui se passait dans l’entrecroisement des mâts. Des calculs terrifiants lui couraient dans la tête. Le Valorous avait deux cents pieds de long. A supposer qu’il fît huit nœuds et en tenant compte de l’angle de sa route avec celle des
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