Le Prisonnier de Trafalgar
— Non ! cria Hazembat, sans trop savoir pourquoi. Bondissant en avant, il saisit le sabre du gendarme mort et, sur son élan, l’enfonça de bas en haut dans le ventre du cavalier. Avant de glisser de la selle, dans un ultime réflexe, l’Espagnol donna un coup de pointe. Hazembat sentit la lame pénétrer sous sa clavicule gauche. Ses jambes fléchirent sous lui et il s’effondra, le souffle coupé par le poids du cadavre de son adversaire dégringolant de son cheval.
Quand il revint à lui, il devait avoir perdu beaucoup de sang, car il se sentait d’une faiblesse extrême et avait la gorge douloureusement sèche. Il était étendu sur le ventre, plaqué au sol par le fardeau de l’Espagnol mort. Prudemment, il leva la tête et risqua un œil. A quelques pouces devant lui, il vit un pied nu. C’était celui du gendarme qu’on avait dépouillé de ses bottes.
Péniblement, s’aidant des coudes, il se dégagea du cadavre, surpris de ne pas souffrir davantage. La lame du sabre devait avoir été déviée par une côte. A genoux, il ôta sa chemise et sonda sa blessure du doigt. La coupure était nette, mais il ne pouvait pas se rendre compte si elle était profonde. Il essaya de remuer son bras gauche. L’avant-bras obéissait jusqu’au coude, mais, au-dessus, le muscle était comme engourdi et le mouvement déclencha une douleur sourde qui lui prit toute l’épaule.
Prenant appui sur la main droite, il se mit debout et regarda autour de lui. Dans le jour déclinant, à perte de vue, le sol était jonché de cadavres par centaines. Presque tous portaient des restes d’uniformes français. Les fourgons avaient disparu, sauf deux, disloqués et les roues brisées.
Soudain conscient de la soif qui le tenaillait, il chercha du regard les bidons accrochés aux ceinturons des cadavres. La plupart avaient été dépouillés de leur harnachement. Fourrageant autour de lui, il finit par trouver un bidon à moitié plein. Il but à grands traits et se sentit du coup plus solide. Au dernier moment, il eut l’idée de garder un peu d’eau pour laver sa blessure.
Puis, se retournant, il regarda l’homme qu’il avait tué et qui, en tombant sur lui, lui avait sans doute évité d’être achevé. Les yeux grands ouverts, il regardait le ciel où tournaient en rond des vols noirs et silencieux de charognards. Il avait un visage fin, avec une petite moustache soignée. Hazembat éprouva un élan de sympathie pour lui.
Soudain, il prit conscience à la fois de la solitude et du silence. On n’entendait aucun de ces gémissements lamentables qui étaient l’accompagnement des batailles navales. De part et d’autre, on devait avoir emmené les blessés.
C’est alors qu’il s’aperçut qu’il n’était pas seul sur le champ de bataille. Furtives, des silhouettes allaient et venaient entre les morts. Une d’entre elles passa non loin de lui. C’était une femme, un fichu sur la tête et chargée d’un sac où elle entassait des objets indistincts. Dans la pénombre grandissante, les premiers pillards s’étaient enhardis à descendre des hameaux voisins et faisaient leur choix dans les sinistres restes de la tuerie avec l’attention inquiète de poules picorant dans une basse-cour.
C’étaient tout de même des présences humaines. Il voulut faire quelques pas pour s’approcher d’eux, mais ses jambes étaient trop lourdes et sa tête tournait. Il faillit tomber. Titubant et trébuchant, il se dirigea vers un des fourgons détruits. A bout de forces, il s’affala parmi les caisses disloquées et les sacs éventrés. Tâtonnant du bout des doigts, il toucha quelque chose de rond et de lisse. C’était une bouteille. Portant péniblement le goulot à sa bouche, il arracha le bouchon avec les dents et se mit à boire à grands traits. Il lui fallut un moment pour s’apercevoir que c’était du vin rouge. Hochant la tête avec bonne humeur, il termina la bouteille, sombrant aussitôt dans un profond sommeil.
Des mains qui le tiraient par les pieds le réveillèrent. Ebloui par une lueur jaune, il leva la tête et vit en face de lui un visage have aux yeux écarquillés de terreur. Il y eut un hurlement et la lanterne tomba sur le sol tandis que l’intrus s’enfuyait à toutes jambes. Avec difficulté, Hazembat rassembla ses idées. Il avait dû effrayer un des pillards qui l’avait pris pour un revenant. Il eut un petit rire et se laissa glisser hors du
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