Le Prisonnier de Trafalgar
autrefois.
— Il dit qu’il va à Bordeaux, dit Quilhet.
— Bordeaux ? dit le vieux. Mon père y a été une fois. C’est loin. Tu es de Bordeaux ?
— Non, je suis de Langon.
— Langon sur la Garonne ? Micoulet, le berger de Cougnala, y est allé quelquefois conduire des moutons. Pourquoi tu ne vas pas à Langon ?
— Langon ou Bordeaux, c’est tout comme.
— Il y a une route de Mont-de-Marsan à Langon. Elle passe à Roquefort. Je suis allé une fois au marché de Roquefort. Il y a du chemin.
— J’en ai fait bien davantage.
— Oui, mais il faut connaître, sans quoi tu vas te perdre de nouveau dans le marais. Ecoute, après-demain, Micoulet doit partir pour conduire un troupeau à Roquefort. Tu pourrais faire route avec lui. Quilhet te mènera jusqu’à Cougnala.
La soirée qu’Hazembat passa dans la ferme lui parut étrange. Il se sentait plus loin de tout qu’il ne l’avait jamais été, même en plein océan. Le père de Quilhet savait tout juste qu’il y avait une guerre parce que les recruteurs étaient passés plusieurs fois à Laluque, mais les jeunes du pays, jugés trop malingres, étaient rarement pris bons pour le service. Quant à l’Empereur, il connaissait le nom de Napoléon, mais c’était tout. La Révolution se perdait pour lui dans de vagues souvenirs de jeunesse. Elle n’avait pas changé grand-chose à la vie de la famille, les seigneurs ayant depuis longtemps abandonné à leurs bordiers leurs titres sur ces territoires hostiles et peu rentables. Le seul personnage officiel qu’on voyait était, une fois l’an, le collecteur des impôts.
— Le roi, la république ou l’empereur, disait le père, lostems que eau pagar ! Il faut toujours donner des sous !
L’escoton du repas, arrosé de lait de brebis, ressemblait à la polenta de Juanita en plus âpre et plus savoureux.
Au matin, Hazembat fit ses premiers pas sur les échasses. Aux premiers essais, il tomba, mais le sens de l’équilibre acquis sur les vergues lui vint en aide. Avant midi, il se sentit capable de suivre Quilhet.
Il ne leur fallut qu’une heure pour atteindre le village de Laluque et une autre pour rejoindre la borde de Micoulet à Cougnala. Micoulet était un homme d’une trentaine d’années, plus robuste que le père de Quilhet, mais, comme lui, vieilli avant l’âge.
Le troupeau comptait deux cents têtes et les deux frères de Micoulet l’accompagnaient. Les moutons devraient être livrés à un marchand qui les conduirait vers le nord.
— Nous avons dix-huit lieues à faire, dit Micoulet. Il nous faudra une semaine, peut-être moins si le temps s’améliore.
Hazembat aidait de son mieux. Il avait appris à traire pendant son séjour à la ferme de José, en Castille. La conduite du troupeau n’était pas sans rappeler celle d’un convoi en mer. Le bélier jouait le rôle du commodore et les chiens, sur les flancs, étaient les frégates chargées de rameuter les attardés. Il y avait même la menace invisible de corsaires à l’affût : les loups dont Micoulet ne parlait qu’avec une réticence superstitieuse :
— Lo que deu lopparle, qu’en veit la barbe, répondait-il aux questions d’Hazembat.
A Garein, on leur dit que des soldats étaient passés, se dirigeant vers le nord par le chemin de Pissos. Le lendemain, à Brocas, ils apprirent que des convois entiers remontaient le chemin de Bazas, celui-là même qu’empruntaient les charrois de Dumeau et où se trouvait Roquefort.
— Je ne sais pas si ton marchand sera là pour prendre livraison des moutons, dit Hazembat.
— N’ajas pas paur. On fait la guerre quelquefois, mais on mange tous les jours. L’ennui, avec les soldats, c’est qu’ils mangent beaucoup. Notre homme sera assez malin pour ne pas se faire voir de la troupe.
De fait, le marchand les attendait à Benézet, une lieue avant Roquefort. Il fit son affaire en hâte avec Micoulet et ses hommes entraînèrent les moutons par un sentier, vers le nord.
— Je passe par Luxey et Villandraut, dit-il. Les derniers Français ont quitté Roquefort hier soir. Les Anglais ne sont pas loin.
Hazembat fut incrédule. Il y avait à peine une dizaine de jours qu’il avait quitté les bords de l’Adour où les Français tenaient encore. Les Anglais ne pouvaient pas avoir avancé si vite. De toute façon, il n’avait pas d’autre choix que de prendre ce chemin.
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