Le Prisonnier de Trafalgar
dans cette salle sont des anciens du Polyphemus. Tu pourras toujours compter sur eux.
Au cours de la semaine qui suivit, Hazembat explora l’immense ville de Londres, des quartiers populeux du port à l’est jusqu’aux monumentales avenues de l’ouest où, parmi les verdures, se dressaient les demeures aristocratiques, toutes garnies de portiques à colonnes. Personne ne lui demanda ses papiers, comme cela serait certainement arrivé en France. Passant inaperçu dans cette foule cosmopolite où se pressaient toutes les nations du monde, il se sentait anonyme et libre. Chez un fripier de la Cité, il s’acheta des vêtements confortables, d’allure maritime. Nul n’aurait pu, à ce moment, le distinguer des milliers d’autres gens de mer qui peuplaient les tavernes. Avait-il fallu qu’il fût prisonnier de guerre pour découvrir la saveur de la liberté ?
Il y songeait quelquefois, étendu sur sa paillasse, dans la petite chambre qu’il partageait, à l’auberge de Ben Simpson, avec un matelot taciturne qui, ayant un embarquement sur un Indiaman, se montrait peu, craignant d’être enrôlé par quelque patrouille de presse.
L’Angleterre était un étrange pays où les nobles et les riches parlaient d’égal à égal avec les gens du commun, quitte à prendre soudain leurs distances quand l’occasion le demandait. Curieusement, c’étaient des gens de condition modeste, comme Mrs Merriman ou le valet de pied Williams, qui semblaient avoir pour les différences sociales le respect le plus strict. Ce n’était certainement pas l’égalité comme il en avait rêvé dans sa jeunesse, mais cela le satisfaisait davantage que la morgue des maîtres, anciens ou nouveaux, qu’il avait connue en France. Certes, entre l’est et l’ouest de Londres, il existait des inégalités criantes et cruelles, mais personne ne baissait la tête.
Il ne se choquait pas de la faune interlope des filles de joie et des coupe-bourse qui grouillaient dans les venelles du port. Cela existait partout. Il y avait seulement plus d’âpreté qu’ailleurs, mais il était de taille à se défendre des hommes et il savait comment prendre les filles. Deux ou trois fois, il rencontra Sammy qui lui lançait des regards sournois et mauvais, mais ne s’attaqua pas à lui.
C’est Sammy justement qui vint un soir lui apporter un message de Sir John. Le départ était prévu le surlendemain à six heures du matin. La chaise viendrait prendre le vieux juge au Club. Hazembat devait s’y trouver dès cinq heures.
Le lendemain, il fit une dernière et longue promenade dans Londres. Comme il rentrait, à la nuit tombée, au moment où il s’engageait dans la petite rue où était l’auberge de Ben Simpson, trois silhouettes sortirent de l’ombre et se ruèrent sur lui. Il reconnut Sammy et vit luire la lame d’un couteau. En trois mouvements rapides, il eut tôt fait de culbuter ses agresseurs et, d’un coup de savate, il fit sauter l’arme de la main de Sammy. Mais il sentit qu’on l’attrapait par-derrière. Deux bras le ceinturaient, deux autres le prenaient à la gorge. Les premiers assaillants se relevaient et Sammy, ayant récupéré son couteau, avançait, une lueur mauvaise dans les yeux.
Alors Hazembat poussa le cri de ralliement que tous les équipages connaissaient :
— A moi, Polyphemus !
Aussitôt, la porte de l’auberge s’ouvrit et une demi-douzaine de matelots se ruèrent dehors, conduits par Ben Simpson qui brandissait un rouleau à pâtisserie. Le combat fut bref. Les petits voyous de Londres n’étaient pas de taille devant des marins. Hazembat s’en tira avec un œil poché.
Le lendemain, au moment de partir, Sir John l’examina à travers ses lunettes.
— Hum ! dit-il, j’espère que l’autre a au moins les deux yeux pochés.
— Et le nez cassé, Sir John.
— Bien. Dans mon jeune temps, j’ai pris des leçons de boxe avec Jack Broughton. Je suis heureux de voir qu’en France aussi on cultive le noble art. En Ecosse, tu trouveras des partenaires à ta mesure. En route !
CHAPITRE VII : BASS ROCK
Pendant le voyage de Londres à Edimbourg, Hazembat fut le plus souvent sur le siège extérieur de la chaise, à côté du cocher. Ce dernier changeait tous les jours. C’était en général un homme bien nourri, haut en couleur et fort en gueule. De plus en plus fréquemment, à mesure qu’on allait vers le nord, il parlait avec un accent
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