Le Prisonnier de Trafalgar
taille. Ses cheveux encore drus et les favoris en broussaille qui encadraient son visage carré étaient blancs, mais gardaient des reflets de roux. Ses compagnons plus jeunes – trente et quarante ans, jugea Hazembat – s’apprêtaient à prendre congé. Ils avaient tous deux le visage fin et les cheveux clairs. Le plus âgé boitait légèrement.
Le major fit signe à Hazembat d’avancer. Le vieux juge chaussa des lunettes qu’il portait au bout d’un cordon et le considéra d’un air critique.
— Ainsi, voilà le skipper que nous envoie Stephen. Il a l’air solide.
L’examen parut le satisfaire, car il continua en un français assez pur :
— Il y a longtemps que tu navigues, mon garçon ?
— Dix-sept ans, monsieur.
— Sir John… Tu m’appelleras Sir John.
— Oui, Sir John.
— D’où es-tu ?
— De Langon, Sir John. C’est sur la Garonne, en amont de Bordeaux.
— Bordeaux ? J’ai horreur du claret. Dites-moi, Murray, vous n’avez pas un ami à Bordeaux ?
— Si, Sir John, répondit le plus jeune des deux hommes. Claude O’Quin. Il est venu ici pendant la paix d’Amiens.
— Je le connais, monsieur, s’enhardit à dire Hazembat. J’ai navigué pour lui avec Sven… avec le capitaine Stephen Holloway.
— Pour Claude ? Effectivement, sa famille était dans l’armement, mais maintenant il est dans la librairie.
— Toujours la littérature, grommela Sir John. Mon garçon, tu pourras te vanter d’avoir rencontré deux des Ecossais de la jeune génération qui honorent le plus leur pays : John Murray qui est venu s’établir éditeur à Londres et Sir Walter Scott qui est le plus grand poète de notre temps. Bien. Nous partirons pour Bass Rock la semaine prochaine. Tiens, voici de quoi passer le temps en attendant. Dépêche-toi de le prendre, car les Ecossais n’aiment guère donner.
Il tendit trois billets d’une livre à Hazembat, puis se tourna à demi vers le valet de pied.
— Williams, veillez à trouver une chambre dans une auberge du voisinage pour ce garçon.
Les quatre hommes partirent chacun de son côté sous les courbettes de Williams. Dès qu’ils eurent disparu, le valet de pied effaça le sourire servile de son visage et, ignorant toujours Hazembat, secoua une sonnette. Un garçon en livrée parut. Williams lui donna ses instructions à voix basse et le garçon fit signe à Hazembat de le suivre.
Il avait l’air hostile et maussade. Chemin faisant, il demanda du coin des lèvres :
— You’re a damn Froggie, ain’t ye ?
— Oui, je suis français.
— Les Français, c’est tous de la merde.
— Ah, oui ?
— Ils puent.
Hazembat fit pensivement jouer son poing.
— J’ai peut-être un remède pour te soigner le nez.
— Essaie un peu.
— Pas si tu ne m’attaques pas.
Ils tournaient dans une ruelle déserte. Le garçon lança brusquement son pied qui atteignit Hazembat dans l’estomac. Il eut le souffle coupé, mais son poing était déjà parti. Quand il reprit haleine, l’autre se tenait le nez à deux mains et le sang ruisselait entre ses doigts. Hazembat lui tendit son mouchoir.
— Tiens, dit-il, il sent le Français, mais je ne crois pas que tu aies le nez assez fin pour t’en apercevoir.
Le garçon lui lança un regard furieux et ne prit pas le mouchoir, mais il ne fit pas mine de recommencer. Il saignait encore quand ils arrivèrent devant une auberge qui ne payait pas de mine. L’enseigne représentait un géant qui n’avait qu’un œil au milieu du front.
Quand ils entrèrent, les regards des buveurs les suivirent jusqu’au patron, un gros bonhomme balafré qui regarda curieusement le garçon.
— Sammy, qui t’a si joliment arrangé le nez ? L’autre fit un geste de la tête en direction d’Hazembat.
— C’était drôlement bien ajusté, si vous me permettez la remarque, sir, dit le patron.
— C’est un foutu Français, nasilla Sammy.
— Un marin français, rectifia Hazembat. Le patron lui tendit une main épaisse.
— Un marin ? Enchanté, mate. Ben Simpson’s the name. J’étais gabier sur le Polyphemus à Trafalgar.
— Moi, j’étais sur l’ Algésiras.
— Navré de vous avoir battus, mate.
— C’était la guerre.
— C’est très sportif à toi de le prendre ainsi, mate. Tu vois : plus de la moitié des hommes qui sont
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