Le Prisonnier de Trafalgar
local si fort que la conversation devenait impossible. Hazembat enrichit néanmoins son vocabulaire d’une grande variété de jurons.
Sir John somnolait la plupart du temps, mais quelquefois il faisait monter Hazembat avec lui dans la chaise et discourait longuement de choses et d’autres. Un de ses sujets favoris était la mise en valeur des ressources économiques de l’Ecosse. Il avait notamment découvert un procédé pour fabriquer du savon à partir de l’huile contenue dans la chair du hareng, ce qui lui avait valu d’être élu membre de la Royal Society.
— Avec le blocus continental, disait-il, une pareille découverte devrait susciter l’intérêt général, mais les bureaux font traîner.
Il avait aussi écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’Ecosse et de l’Angleterre. L’ancêtre de la famille Dalrymple, Sir James, premier vicomte de Stair, avait été un champion de la lutte contre les Stuart pendant les révolutions de 1642 et de 1688.
Hazembat fut surpris d’apprendre qu’il y avait aussi eu des révolutions en Angleterre.
— Les Anglais ont même été les premiers à couper la tête de leur roi, dit Sir John, et cela un siècle et demi avant vous autres, les Français.
— Pourquoi n’ont-ils pas une république, alors ?
— Ils ont essayé, mais, à l’expérience, ils ont trouvé qu’il valait mieux avoir un roi bien dressé qu’une république où un tyran peut toujours confisquer le pouvoir à son profit. Vous en savez quelque chose en France, et les Romains l’avaient découvert bien avant nous tous.
C’est ainsi qu’Hazembat apprit enfin qui était ce César dont il entendait parler depuis si longtemps. Passionné, il écoutait le vieil homme lui raconter l’histoire de Rome. Il comprenait maintenant pourquoi le Montagnard Boyreau, à Langon, avait pris le surnom de Brutus.
— La leçon de tout cela, lui dit Sir John, est qu’il est plus facile de changer les institutions que de changer les hommes. Vos révolutionnaires de 1789 auraient dû s’en souvenir.
Quand ils approchèrent d’Edimbourg, il lui parla de Bass Rock.
— L’île se trouve à un mille et demi de la rive sud du Firth et elle est toute petite. Il y avait là une vieille forteresse qui a servi de prison pour les protestants écossais qui s’opposaient aux Stuart. Au moment de la révolution de 1688, de jeunes partisans des Stuart s’y sont retranchés et y ont résisté quelques années. Maintenant, la forteresse a été démantelée, mais ce qui reste est encore habitable. L’île a été achetée en 1701 par Sir Hew qui est devenu Lord North Berwick. C’était le fils de Sir James et le grand-père de Sir Hew qui est actuellement le commandant de la garnison de Gibraltar et dont la sœur est la mère du capitaine Stephen Holloway…
Perdu dans toute cette généalogie, Hazembat n’écoutait que distraitement le bavardage du vieillard. Il regardait le paysage qui s’était soudain fait montagneux. Les pentes, toujours vertes, étaient parsemées de troupeaux de moutons et, sur les crêtes, on voyait de temps en temps les ruines d’un château ou d’une tour.
Depuis qu’on était entré en Ecosse, l’accent des cochers avait changé. Ils roulaient les r à la manière de Mac Leod et, bien que très différent de l’anglais de Londres, leur patois était moins incompréhensible que le charabia du nord de l’Angleterre.
D’Edimbourg, Hazembat garda l’image d’une ville grise, rouge et noire, tassée autour d’un château le long d’une crête abrupte. Au nord, s’étendaient de beaux quartiers tout neufs. C’est là que la chaise alla s’arrêter devant une maison de granit sur la façade de laquelle un portique aux colonnes et au fronton de stuc se détachait de manière cocasse.
Deux valets se précipitèrent pour aider Sir John à descendre. C’étaient deux solides gaillards, l’un d’une vingtaine, l’autre d’une cinquantaine d’années.
— Duncan ! Malcolm ! cria le vieil homme, pressez-vous un peu. Ce voyage m’a exténué. Je vais passer deux jours ici pour m’en remettre avant de gagner Bass Rock. Il y a là un garçon dont vous prendrez soin. C’est un marin français et c’est le capitaine Stephen qui nous l’envoie.
En dehors de Duncan et de Malcolm, la maisonnée se composait d’une cuisinière replète, Mrs Kerr, et d’une femme de chambre plus jeune et plus avenante
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