Le prix de l'hérésie
déroulait devant lui. Drapé dans sa robe noire, avec
son long cou et sa peau affaissée, il avait l’air d’un grand oiseau de proie
attendant de voir quel festin s’offrirait à lui à la fin.
« Je veux seulement savoir dans quel camp vous êtes,
Bruno, reprit Jenkes.
— Je n’étais pas au courant qu’il me fallait en choisir
un, rétorquai-je. Peut-être que l’idée me paraît tout simplement trop
simpliste. »
Il éclata d’un rire sonore qui se répercuta contre les murs.
« C’est ce que vous direz à l’ange gardien le jour du
Jugement dernier ? Quand le Fils de l’Homme reviendra compter ses brebis,
vous lui annoncerez que vous n’avez pas souhaité en faire partie parce que vous
trouviez ce choix trop simpliste ? »
Puis, me prenant au dépourvu, il jeta le couteau qui alla
atterrir sur l’établi, au milieu de son attirail, fit un pas vers moi et posa
doucement la main sur mon épaule. Interdit, je n’osais plus bouger.
« Vous êtes une énigme, docteur Bruno, vous le
savez ? » Ses yeux limpides fouillèrent mon visage à plusieurs
reprises, comme s’il essayait de déchiffrer l’énigme en question. « Vous
êtes excommunié, mais des monarques catholiques vous prennent sous leur aile.
Vous rejetez l’autorité suprême du pape et prêchez les théories hérétiques de
Copernic le Polonais, pourtant on me rapporte que vous vous déclarez catholique
en public. À quoi croyez-vous, Bruno ? »
Je soutins son regard et tentai de garder mon sang-froid.
« On m’a élevé dans l’Église romaine, maître Jenkes.
Vous devez être le seul à Oxford à douter de ma religion. Les autres sont prêts
à traverser la rue pour me cracher dessus.
— Allez-vous à la messe et vous confessez-vous ?
— Sommes-nous au tribunal ? Êtes-vous
inquisiteur ? »
Il continua à me détailler avec froideur, la bouche tordue
en une vague expression de mépris. Je soupirai.
« Oui, je vais à la messe.
— Pourtant, vous voyagez en compagnie de Sir Philip
Sidney, le toutou de la reine Elisabeth, connu pour se battre contre la cause
catholique.
— Comme le palatin Laski. Mettez-vous également en
doute sa religion ?
— Laski est un prince, s’impatienta Jenkes. Vous êtes
un moine renégat et un philosophe qui se vend au plus offrant, non sans succès
d’ailleurs étant donné l’argent que vous dispensez à travers toute la ville, à
ce qu’on m’a dit. Comment vous êtes-vous retrouvé en compagnie de gens comme
Sidney ? Ce sont eux qui sont venus vous chercher ?
— Je l’ai rencontré à Padoue. Il est écrivain, comme
moi. De quoi m’accusez-vous au juste, Jenkes ? »
Je commençais à me fatiguer de son petit jeu. La seule chose
qui me retenait de partir, c’était la possibilité qu’il sache quelque chose à
propos des livres de Dean Flemyng et du volume perdu du manuscrit hermétique,
le livre que Ficin n’avait pas traduit.
« Je ne vous accuse de rien, dit-il, soudain patelin et
rassurant. Mais quelqu’un qui a eu votre vie doit comprendre qu’un homme
cherche d’abord à savoir avec qui il parle aussi librement. Mes amis et moi ne
sommes pas habitués à voir des étrangers à La Roue de Catherine, surtout
pas des étrangers qui accompagnent un cortège royal et voyagent sous des faux
noms. Naturellement, cela nous rend curieux. Alors je vais vous le redemander,
qu’est-ce qui vous a amené là-bas ? »
Je réfléchis. Si j’arrivais à convaincre Jenkes de ma
sincérité, il était possible qu’il m’ouvre le monde secret des catholiques
d’Oxford, dont les contacts avec les séminaires en Occident et les liens avec
les missionnaires en Angleterre pouvaient me valoir plus qu’un tas d’or de la
part de Walsingham. Néanmoins, j’avais la certitude que si Jenkes doutait de ma
parole, il se débarrasserait de moi avec un acharnement et un talent qui
vaudraient largement ceux de l’assassin de Lincoln College.
« On m’a dit que c’était un endroit où je pourrais
rencontrer… des gens qui pensent comme moi, dis-je.
— Qui vous a dit cela ? insista Jenkes.
— Un contact.
— À Londres ou à Oxford ? Ou encore à
l’étranger ?
— Oxford, répondis-je aussitôt.
— Son nom ? demanda-t-il après quelques instants.
— Je préfère ne pas le dire.
— Dans ce cas, comment saurai-je que vous ne mentez
pas, Bruno ? »
Il approcha son visage du mien, si bien que je distinguai
tout le détail
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