Le prix de l'hérésie
nouvelles
boucles de cuivre et de renforts aux coins endommagés. Certains des manuscrits
sur lesquels mes yeux se posèrent semblaient très anciens. Le relieur déployait
tous ses talents pour les préserver et les restaurer, afin qu’ils poursuivent
leur séjour en ce monde à destination des générations futures. Dans le coin
face à la cheminée, deux grands coffres renforcés de barres et fermés par de
gros cadenas formaient un angle droit.
« Vous travaillez beaucoup avec les professeurs de
Lincoln College, à ce que je vois, dis-je en saluant Bernard d’un signe de
tête.
— Je suis relieur et je vends de quoi écrire, docteur
Bruno, bien sûr que je suis en relation avec eux. Comment gagnerais-je ma vie,
sinon ?
— Maître Godwyn, le bibliothécaire de Lincoln College,
est un client à vous ?
— Évidemment, répondit Jenkes, ses étranges yeux
translucides ne quittant pas les miens. Il me charge de réparer les livres de
sa collection à l’occasion.
— Et James Coverdale ? »
Jenkes et Bernard échangèrent un regard.
« Ah oui. Ce pauvre docteur Coverdale. William vient de
m’apprendre qu’il a été victime d’une agression brutale. Penser que des choses
pareilles arrivent à Oxford… »
Il posa une main sur son cœur en secouant tristement la
tête. Quelque chose dans son attitude laissait penser qu’il se moquait de moi.
J’avais envie de l’interroger plus avant sur ses relations avec Godwyn et
Coverdale, mais la présence de Bernard me faisait tergiverser.
« Tenez, voici une image à vous fendre le cœur, docteur
Bruno », me dit Jenkes.
Se tournant vers l’un des établis, il s’empara d’un petit
volume, un livre d’heures des plus luxueux, dans le style français du début du
siècle. Je tournai quelques pages avec délicatesse et observai les riches
enluminures aux teintes bleues, pourpres et or, les marges remplies de motifs
entrelacés, feuilles, fleurs et papillons sur fond de primevère jaune.
« Ici. »
Jenkes me prit le livre des mains et l’ouvrit à une page
dont le texte et l’image avaient été attaqués au moyen d’un instrument,
peut-être un couteau ou une pierre, dans le but d’effacer l’encre sur le vélin.
Presque intacte, l’enluminure montrait saint Thomas de Cantorbéry à genoux
devant l’autel, poignardé à mort ; seul son visage avait disparu. En
revanche, il ne restait plus qu’une trace fantomatique de la prière qui
l’accompagnait.
« Criminel, n’est-ce pas ? releva Jenkes. L’édit
date du roi Henri, il y a un demi-siècle, mais j’ai très souvent entre les
mains des livres dont les saints et les indulgences ont été gommés ou découpés.
Si je réussis à le restaurer, j’en tirerai une jolie somme en France. De la
belle ouvrage, n’est-ce pas ? Diantre, comme je déteste voir un livre
violé de cette façon, à cause du caprice d’un prince hérétique ! Père
d’une autre hérétique. »
La haine déformait son visage mais il caressait les pages de
ses longs doigts blancs, comme pour les réconforter. Quoi qu’il en soit, les
sentiments qu’il affichait pour ses livres ne me le rendaient pas sympathique
pour autant.
« Me dénoncerez-vous pour avoir tenu des propos
séditieux, docteur Bruno ? me demanda-t-il, soudain tout miel. Je n’ai
plus d’oreilles à perdre, comme vous le voyez.
— Je ne dénoncerai jamais quiconque pour les propos
qu’il tient, répondis-je en soutenant son regard afin de montrer que je n’avais
pas peur. Je suis venu dans votre pays pour avoir la liberté de penser, de
parler et d’écrire. J’imagine que c’est ce que veulent tous les Anglais.
— Mais la liberté d’écrire sur quoi ? s’enquit
Bernard.
— Sur tout ce qui me convient. N’est-ce pas cela, la
liberté ? »
Jenkes déposa précautionneusement le petit livre d’heures
sur l’établi, près des couteaux et des instruments dont il aurait besoin pour
sa restauration. En le voyant disposer ses outils avec un soin presque
maniaque, l’idée me vint qu’un couteau de relieur était sans doute assez affûté
pour trancher la gorge d’un homme.
« Envoyez-vous beaucoup de livres à travers
l’Europe ? » demandai-je en désignant le livre d’heures et en
essayant de paraître détendu.
Jenkes ne ratait rien. Il releva vivement la tête et croisa
le regard de Bernard.
« Il m’arrive parfois de m’occuper de livres qui pourraient
condamner un homme à la prison,
Weitere Kostenlose Bücher