Le prix de l'hérésie
m’attendais pas à obtenir les
deux volumes en une fois, maître Jenkes, et j’ai peur de ne pouvoir… Voilà, il
faudrait que j’en laisse un à vos bons soins pendant un mois ou deux, cependant
je vous supplie de ne pas le vendre. Je finirai par avoir l’argent mais… »
Jenkes balaya ses excuses d’un geste.
« Je n’ai pas assez d’espace pour servir de
bibliothèque, Florio. Emportez les deux livres et vous me paierez quand vous le
pourrez. »
Le visage de Florio s’illumina comme celui d’un enfant à qui
on offre des douceurs.
« Merci, maître Jenkes. Je vous assure que vous n’aurez
pas à attendre longtemps votre dû, surtout si certains événements se déroulent
comme je l’espère. »
Il se tourna vers moi avec un geste semblant impliquer que
je savais de quoi il retournait ; mais il se trompait, car je n’y
comprenais goutte. S’il faisait référence à son énigmatique message, cela
signifiait-il qu’il espérait tirer profit des meurtres de Lincoln
College ? Je me tins coi tandis qu’il cherchait dans sa bourse l’argent qu’il
avait apporté.
« Bon, eh bien, Bruno, nous en avons fini avec cette
affaire, s’exclama-t-il une fois le règlement effectué et ses livres emballés
dans un morceau de toile enduite pour les protéger contre la pluie.
Braverons-nous encore la tempête ?
— Un moment, s’il vous plaît, dit Jenkes alors que je
me tournais vers la rue pour constater qu’il pleuvait toujours des cordes et
qu’une chape noire obscurcissait le ciel. Je ne vais pas vous retenir plus
longtemps, maître Florio. En revanche, j’aimerais discuter certaines choses
avec le docteur Bruno, s’il peut m’accorder un peu de son temps. »
Il avait prononcé ces mots avec une intonation qui laissait
entendre qu’il souhaitait me parler en privé, sans Florio. Ce dernier hésita un
instant puis, se souvenant du généreux délai que Jenkes venait de lui accorder,
il décida de se plier à son injonction.
« Bien sûr, je dois retourner au collège, de toute
façon. Docteur Bruno, si aucun de nous ne se noie sur le chemin du retour,
pourrons-nous parler ce soir ? »
Je hochai la tête. Florio serra son paquet contre lui,
rabattit la capuche de son manteau et, après un dernier coup d’œil dans ma
direction, partit en courant sous les trombes d’eau. Resté seul dans la petite
boutique de Jenkes, je frissonnai malgré moi en entendant la porte claquer
derrière lui. Un courant d’air me glaça, mais ce n’était rien comparé au regard
calculateur que le relieur posait maintenant sur moi à la lueur vacillante des
bougies.
« Venez… Vous allez attraper la fièvre si vous restez
là et le monde dira que je vous ai maudit, dit-il avec un sourire âpre en
désignant son atelier. Ici, nous pourrons parler en toute liberté, docteur
Bruno. Je vais faire chauffer un peu de vin. » Il retourna jusqu’à la
porte d’entrée et, prenant le trousseau à sa ceinture, ferma à clé. Me voyant
hésiter, il ajouta, une main sur l’encadrement de la porte : « Vous
me regarderez boire en premier si cela vous rassure. Mais je croyais que vous
n’accordiez pas foi à mes prétendus pouvoirs diaboliques ? »
Sa vigilance se relâcha un instant, sa repartie l’amusait.
Je lui retournai son sourire en le suivant dans l’atelier. J’aurais sans doute
dû me méfier davantage, car j’avais beau ne pas croire les contes de bonne
femme à propos des Assises Noires, je devais reconnaître qu’il y avait quelque
chose de fascinant chez Rowland Jenkes, au point que j’étais prêt à me laisser
enfermer dans une pièce en sa compagnie dans l’espoir d’en apprendre plus sur
lui. Mais nous n’étions pas seuls. En franchissant le seuil, j’aperçus du coin
de l’œil une ombre qui bougeait dans l’obscurité. Là, sur ma gauche, près du
feu qui couvait dans la cheminée se tenait le docteur William Bernard, bras
croisés sur la poitrine.
« Mon atelier… et vous connaissez le docteur William
Bernard, bien sûr », annonça Jenkes sans plus se soucier du vieillard que
s’il était un meuble.
Le long des murs, trois grands établis étaient couverts de
cahiers et de manuscrits dans des états variés de restauration ; des
morceaux de cuir, de peau et d’étoffes étaient étendus, prêts pour la coupe.
Certains ouvrages étaient posés sur du tissu de lin, pour éviter que les
reliures ne se salissent, tandis que d’autres attendaient la pose de
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