Le prix de l'hérésie
encore. »
À Paris, comme je le lui expliquai, parmi le cercle des
Italiens expatriés qui gravitait autour de la cour du roi Henri, j’avais
rencontré un vieux Florentin, un certain Pietro, qui se vantait constamment
auprès de ses connaissances d’être l’arrière-petit-neveu du célèbre libraire et
biographe Vespasiano da Bisticci, qui exécuta nombre de copies de livres pour
Cosme de Médicis et fut le grand ordonnateur du catalogue de la bibliothèque du
Vatican. Ce Pietro, connaissant mon intérêt pour les œuvres rares et obscures,
me confia une histoire que lui avait racontée son grand-père, le neveu de
Vespasiano, qui avait été son apprenti dans le commerce de manuscrits au cours
des années 1460, les dernières de la vie de Cosme. Vespasiano avait assisté
Cosme dans la constitution de sa grandiose bibliothèque, réalisant pour lui
plus de deux cents livres et fournissant les textes classiques aux copistes, ce
qui fit de lui un membre intime du cercle des Médicis. Il se lia notamment
d’amitié avec Marsile Ficin, le philosophe humaniste et astrologue que Cosme
avait nommé directeur de son Académie florentine et traducteur officiel de
Platon pour la bibliothèque Médicis. D’après les révélations du grand-père de
Pietro, alors jeune apprenti, un matin de 1463, soit l’année précédant la mort
de Cosme, Ficin rendit visite à Vespasiano dans son magasin. Il était dans tous
ses états et tenait un paquet dans les mains. Ficin avait commencé à travailler
sur les manuscrits de Platon quand il avait reçu un message de son protecteur
lui ordonnant d’abandonner les travaux en cours et de porter de toute urgence
son attention sur les écrits attribués à Hermès. Ceux-ci avaient été rapportés
trois ans plus tôt de Macédoine par l’un des moines que Cosme employait à
l’étranger pour rechercher les livres des bibliothèques byzantines, mais
personne ne les avait encore examinés. Peut-être Cosme, pressentant sa mort
prochaine, avait-il eu davantage envie de lire Hermès que Platon, c’était ma
seule hypothèse. Quoi qu’il en soit, selon cette histoire, Ficin, livide et
tremblant, annonça à Vespasiano qu’il avait lu les quinze livres du manuscrit
d’Hermès et se savait incapable de remplir sa mission. Il traduirait les
quatorze premiers pour Cosme, mais le dernier, disait-il, était trop
extraordinaire et d’une importance trop monumentale pour qu’on puisse le
traduire dans la langue des hommes de pouvoir, car il dévoilait les plus grands
secrets d’Hermès Trismégiste, la sagesse perdue des Égyptiens, et libérerait
des puissances occultes capables de détruire l’autorité de l’Église chrétienne.
Ce livre offrirait aux hommes rien de moins que la connaissance de l’Esprit
divin. Il leur apprendrait à devenir semblables à Dieu.
Ficin avait apporté à l’atelier ce manuscrit grec au pouvoir
dévastateur, délicatement emballé dans une toile. Il le tendit alors à
Vespasiano et l’exhorta à le garder à l’abri jusqu’à ce qu’ils décident quoi en
faire pendant que lui, Ficin, annoncerait à Cosme que le quinzième livre
n’avait pas quitté Byzance avec les autres manuscrits originaux. Tel était le
plan, et les premiers volumes furent dûment traduits. Après la mort de Cosme
l’année suivante, Ficin et Vespasiano se rencontrèrent pour discuter du sort du
livre restant. Le libraire, voyant là l’occasion d’un profit, était partisan de
le vendre à l’une des riches bibliothèques monastiques, où des érudits
chevronnés sauraient éviter qu’il tombe entre les mains de lecteurs
susceptibles de mal l’interpréter ou d’abuser de la connaissance qu’il
contenait ; Ficin, de son côté, commençait à regretter ses précédents
scrupules et se demandait s’il ne serait pas mieux, finalement, de le traduire
et de divulguer ses secrets, et en premier lieu auprès des éminents penseurs de
l’Académie de Florence, à même de débattre de l’impact de ce qui était
effectivement la philosophie hérétique la plus blasphématoire jamais connue en
Italie.
« Et alors, qui a gagné ? demanda Sidney, oubliant
de parler à voix basse, ses yeux brillants à travers le rideau de pluie qui
tombait du rebord de son chapeau.
— Aucun des deux. Quand ils voulurent récupérer le
manuscrit des archives, ils firent une terrible découverte. Le livre avait été
vendu par erreur quelques mois plus tôt avec un lot de manuscrits
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