Le prix de l'hérésie
tournais vers son compère, qui tenait toujours son coutelas
rouillé, bien qu’avec moins de conviction désormais. Proférant des jurons en
italien, je me jetai sur lui et feintai si bien que, pris à revers, il glissa
dans une ornière et s’effondra par terre sans cesser de me menacer de sa lame.
Je lui donnai un grand coup de pied dans le ventre, me plantai au-dessus de lui
qui gisait, recroquevillé et gémissant, et posai ma lame sur sa joue.
« Lâche ton couteau, sifflai-je, et retourne d’où tu
viens avant que je change d’avis. »
Sans un mot, il se redressa, dérapa encore une fois dans sa
hâte et décampa en direction des arbres tandis qu’un cri déchirant fendait
l’air. Je relevai la tête et vis un des hommes que combattait Sidney tomber
lentement à genoux pendant que mon ami retirait sa lame de son flanc. Le
dernier assaillant regarda un instant, horrifié, le corps de son complice s’étaler
dans la boue, puis à son tour il s’esquiva aussi vite que possible vers la
futaie. Le souffle court, Sidney essuya sa lame sur l’herbe humide du côté de
la route et la rengaina.
« Il est mort ? »
Sidney jeta un regard dédaigneux par-dessus son épaule.
« Il vivra. Mais il y pensera à deux fois avant
d’essayer de rejouer le même tour. Cette route est connue pour ses bandits,
nous aurions dû mieux nous préparer. Tu t’en es bien tiré, Bruno, ajouta-t-il
en se tournant vers moi, l’air admiratif. Pas mal pour un homme de Dieu.
— Je ne suis pas certain que Dieu me considère encore
ainsi. Mais je n’ai pas passé trois ans en fuite sur les routes d’Italie sans
apprendre à me défendre. »
Je nettoyai la dague de Paolo sur l’herbe humide en remerciant
silencieusement mon ancien ami pour sa prévoyance. Ce n’était pas la première
fois que cette arme me protégeait du danger. Sidney hochait la tête, pensif.
« Maintenant que tu le dis… Je me souviens qu’à Padoue
tu m’as dit avoir été mêlé à une rixe à Rome. »
Il me regardait avec un léger sourire aux lèvres. Je tournai
la dague entre mes mains tandis que la pluie dégoulinait sur ma nuque et
rentrait dans mon col. Sidney faisait allusion à l’un des sombres épisodes de
mon passé de fugitif, que je préférais oublier. En Angleterre, je voulais qu’on
me connaisse comme l’éminent philosophe de la cour parisienne, pas comme un
homme pourchassé dans toute l’Italie, soupçonné d’hérésie et de meurtre.
« À Rome, quelqu’un m’avait dénoncé à l’Inquisition,
contre rétribution. Mais j’avais déjà fui la ville quand on a retrouvé son
corps flottant sur le Tibre », finis-je par dire.
Sidney souriait toujours.
« Et qui l’a tué ?
— C’était un bagarreur impénitent, d’après ce que je
sais. Je suis philosophe, Philip, pas assassin, répondis-je en rengainant la
dague à ma ceinture.
— Tu n’es pas un philosophe comme un autre, Bruno,
voilà une certitude. Bon, tu m’en raconteras davantage sur cette histoire plus
tard. Je suppose que nous ferions mieux de retrouver le Polonais »,
conclut-il en poussant un soupir.
Le domestique que j’avais sauvé était toujours à cheval un
peu plus loin. Il tenait avec difficulté les rênes de nos deux montures, qui
piaffaient et soufflaient par les naseaux, les yeux exorbités par la frayeur.
L’autre domestique avait pris un mauvais coup sur la tête quand les brigands
nous avaient sauté dessus et il fallut l’aider à grimper en selle. Peinant à se
tenir droit, il s’agrippa au cou du cheval, le regard perdu dans le vague.
Heureusement, nous les avions repoussés avant qu’ils tranchent les liens des
sacoches. Néanmoins, l’une d’elles pendait dangereusement et je pris le temps
de la fixer avant de poursuivre notre chemin. Nous retrouvâmes le palatin caché
derrière un buisson au virage suivant. Sidney marmonna des excuses, mais je ne
pus m’empêcher de penser que c’est lui qui aurait dû s’excuser pour sa
couardise.
Nous reprîmes la route, dépenaillés et mal en point. Même si
ma blessure était superficielle, elle me brûlait à cause du haut-de-chausses
trempé qui frottait sur la plaie. J’étais plus profondément ébranlé par cette
attaque que je n’aurais osé l’avouer à Sidney. Il était vrai qu’une vie riche
en événements m’avait appris à conserver mon sang-froid lors des échauffourées,
mais j’avais passé la dernière année dans le doux cocon de la cour
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