Le prix de l'hérésie
aller, dit Sophia en jetant un
dernier coup d’œil terrifié au coin où gisaient les cadavres. Je suis désolée
de ne pouvoir assister à la disputation, docteur Bruno. On ne me le permet pas,
mais j’aurais aimé vous voir prendre le dessus sur mon père dans un
débat. »
Je haussai les sourcils en feignant la surprise, et elle
sourit tristement.
« Vous me trouvez sans doute déloyale envers lui. C’est
peut-être le cas, mais mon père a des idées tellement arrêtées sur le monde et son
ordre établi, chaque chose ayant sa place dans cet ordre, que parfois j’ai
l’impression qu’il n’y croit que parce qu’il y a toujours cru et qu’il serait
trop compliqué de changer ses habitudes. » Elle se mordit le pouce avec
nervosité. « J’adorerais voir quelqu’un ébranler ses certitudes, l’obliger
à se poser des questions. Peut-être que s’il acceptait seulement la possibilité
que le monde soit ordonné différemment, il comprendrait que tout, dans cet
univers, ne doit pas forcément demeurer figé pour l’éternité. C’est pour cela
que je souhaite votre victoire, docteur Bruno. »
En prononçant ces derniers mots, elle avait saisi mon
pourpoint et tiré légèrement dessus, comme pour m’encourager. Je hochai la tête
en souriant.
« Vous voulez dire que si on peut le convaincre que la
Terre tourne autour du Soleil, on pourrait le persuader que sa fille est aussi
capable d’étudier que son fils, et qu’on devrait lui laisser choisir son
époux ? »
Elle rougit et me retourna mon sourire.
« À peu près. Il apparaît que vous êtes aussi
intelligent qu’on le dit, docteur Bruno.
— Je vous en prie, appelez-moi Giordano. »
Elle bougea les lèvres en silence, puis secoua la tête.
« Je ne réussis pas à le prononcer correctement, ma
langue s’emmêle. Je vais devoir vous appeler Bruno. Gagnez pour moi, Bruno.
Vous serez mon champion dans cette joute verbale. » Elle regarda à nouveau
par-dessus mon épaule l’herbe couverte de sang et son sourire s’évanouit.
« Pauvre docteur Mercer. Je n’arrive pas y croire. »
Elle observa longuement les deux cadavres étendus sous les
arbres en affichant une expression indéchiffrable, puis elle pivota et repartit
en courant vers le collège. En arrivant à ma hauteur, l’un des deux hommes me
montra un grand sac qu’il tenait à bout de bras.
« Alors, messire, où qu’est ce chien qu’y faut
enterrer ? »
CHAPITRE 5
Libéré de la garde du pauvre Roger Mercer par l’arrivée du
coroner accompagné du docteur James Coverdale, lequel n’essayait même pas de
dissimuler sa nouvelle importance au moment d’emporter le corps de son ancien
rival, je quittai le jardin avec bonheur et me dépêchai de traverser le passage
pour rejoindre la cour. L’office était terminé et des groupes d’étudiants dont
le vent faisait voler les robes discutaient avec animation. Nombre d’entre eux
avaient l’air excité de se trouver si près d’une telle calamité, ils pressaient
leur main sur leur bouche et ouvraient de grands yeux singeant l’horreur.
Il n’était que sept heures mais j’avais l’impression d’avoir
été éveillé presque toute la nuit. Je ne désirais rien d’autre que retourner
dans ma chambre, me changer et essayer de rattraper le sommeil en retard avant
de mettre de l’ordre dans mon esprit en vue de la disputation du soir. Un
événement qui avait perdu beaucoup de sa saveur, désormais. Ma chemise et mon
haut-de-chausses étaient couverts de sang, ce que Coverdale avait pris un malin
plaisir à relever au moment où je les quittais, le coroner et lui.
« Vous devriez vous trouver des vêtements propres,
docteur Bruno, m’avait-il lancé avec une légèreté déplacée, ou les gens vont
vous prendre pour le meurtrier ! »
Je supposais qu’il était mécontent de me savoir sur la scène
du crime avant lui et que cette plaisanterie superflue avait pour but de m’ôter
l’envie de me rendre utile. Mais, en traversant la cour où régnaient à la fois
la consternation et l’animation, je me demandai pourquoi il avait utilisé le
mot « meurtrier », même par humour, puisqu’il avait été annoncé
officiellement que la mort de Mercer résultait d’un tragique accident.
Peut-être accordais-je trop d’importance à des paroles irréfléchies. Quoi qu’il
en soit, il avait raison, me dis-je en regardant l’état de mes vêtements et
l’étendue des taches de sang. Je
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