Le prix de l'hérésie
maintenant, Bruno, conclut-il en me donnant une
accolade, va te préparer pour cette petite querelle à propos de la Terre qui
tournerait autour du Soleil. »
J’étais sur le point de m’en aller lorsque la porte s’ouvrit
dans notre dos et que quatre jeunes gens entrèrent, lancés dans une discussion
animée ponctuée de grands éclats de rire. Ils étaient vêtus de chasubles en
chamois, de pourpoints de soie et de braies fendues qui laissaient voir leurs
jambes gainées dans des bas de soie. Tous portaient également des fraises
amidonnées au col et des capes de velours à l’épaule. Se pavanant tant et plus,
ils faisaient entendre à la ronde leur accent raffiné, lançaient des moqueries
cruelles à la servante et quand ils se tournèrent je m’aperçus que le plus
grand d’entre eux n’était autre que Gabriel Norris. Il me reconnut à son tour
et leva la main pour me saluer.
« Ah ! Il gentile dottore ! s’exclama-t-il en guidant ses comparses vers notre table. Venez, que je vous
présente mon nouvel ami, le célèbre philosophe italien, le docteur Giordano
Bruno, et… » Il s’interrompit soudain en découvrant Sidney et fit une
profonde révérence avant de se tourner vers moi, semblant attendre quelque
chose. J’en déduisis que j’étais censé faire les présentations.
« Voici le maître Gabriel Norris, annonçai-je à Sidney.
C’est lui qui a abattu avec une dextérité sans pareille le chien fou de ce
matin, dans le jardin. Et mon ami, Sir Philip Sidney.
— Vous êtes le courageux chasseur, c’est cela ?
fit Sidney en levant un sourcil amusé.
— Je ne tire pas gloire de cette prouesse, messire. Le
chien était à quelques mètres à peine de moi. Quand je tire une flèche, je
préfère que le défi soit plus difficile à relever, répondit Norris avec un rire
modeste. Pour une bonne partie de chasse, Sir Philip, je vous conseille plutôt
la forêt de Shotover.
— J’espère en avoir l’occasion, si le temps le permet.
Norris, vous dites ? Qui est votre père ?
— George Norris, du Buckinghamshire, déclara Norris en
faisant une nouvelle révérence. Mais il a vécu le plus clair du temps en France
et en Flandre, à la fin de sa vie. »
Sidney sembla fouiller dans quelque registre mental à la
recherche de ce nom. Pour finir, il inclina poliment la tête.
« Je ne le connais pas. La France, hein ? Il était
exilé ?
— Oh, non, Sir Philip ! démentit aussitôt Norris
en riant. Il était marchand. Tissus et articles de luxe. Très doué pour les
affaires. »
Il adressa un clin d’œil à Sidney et frotta le pouce de sa
main droite contre son index. Ses manières commençaient à m’irriter.
« Resterez-vous boire un verre en notre
compagnie ? proposa-t-il en portant aussitôt la main à la bourse pour en
tirer de quoi nous régaler. Mes amis veulent tenter de m’arracher cet argent
aux cartes, mais je suis encore invaincu ce trimestre. Êtes-vous joueur, Sir
Philip ? Et vous, docteur Bruno ? »
Je levai les mains pour m’excuser. Une lueur aventureuse
éclairait les yeux de Sidney, il tapa dans ses mains et fit de la place à
Norris sur le banc.
« Il est notoire que les philosophes sont mauvais aux
jeux d’argent, déclara Sidney en me faisant signe de laisser s’asseoir à côté
de moi les amis de Norris.
— Raison de plus pour qu’il se joigne à nous »,
dit Norris avec un large sourire.
Il plongea la main dans la doublure de son pourpoint et en
sortit un paquet de cartes qu’il se mit en devoir de mélanger, pratique à
laquelle il semblait rompu. Je compris avec un certain trouble ce qui m’agaçait
dans cette scène. Ce n’était pas tant la bonhomie et les démonstrations
d’amitié excessives de la haute société anglaise qui me répugnaient, car je les
tolérais très bien chez Sidney, c’était la facilité avec laquelle celui-ci se
mêlait à cette petite troupe de jeunes gens pompeux alors que cela m’était
impossible. J’avais peur aussi qu’il ne préférât leur compagnie à la mienne.
Une fois de plus, je ressentis avec âpreté ce douloureux sentiment de solitude
que seuls les exilés peuvent vraiment comprendre : l’impression de n’être
jamais chez soi, de n’avoir plus de chez-soi.
Norris nicha le paquet dans la paume de sa main et distribua
avec adresse trois cartes à chaque joueur, deux cachées et une retournée.
« Misons un shilling, pour commencer. Si tu espères
garder ton argent,
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