Le prix de l'hérésie
l’observai un instant sans comprendre, avant de saisir où
il voulait en venir.
« Des prostituées ? Mais dans ce cas, il eût été
plus simple d’aller dans un bordel en ville, et en plus il y fait chaud. »
Je n’y croyais absolument pas. « Même s’il fréquentait les prostituées,
quelqu’un d’autre savait où le trouver à ce moment-là, quelqu’un qui avait la
clé du jardin. Et cela n’explique toujours pas qui a mis sa chambre à sac, et
pourquoi. L’objet convoité avait de la valeur pour celui qui le
cherchait : la pièce a été dévastée, elle a été mise sens dessus dessous
avec une énergie désespérée.
— Et tu dis qu’au moins deux personnes voulaient la
même chose : le trésorier et l’individu qui y est passé avant toi… »
Sidney plissa le front et but une longue gorgée de bière.
« Cependant, il y a autre chose d’étrange. C’est une manière
extrêmement lâche de tuer un homme, et très approximative aussi. Si tu veux en
finir avec quelqu’un, pourquoi ne pas le passer par le fil de l’épée, surtout
si tu sais où le trouver seul et désarmé ? Mais un chien, c’est tellement…
imprévisible.
— Tu t’y connais en chasse, dis-je en me découpant une
autre part de tourte. Un chien de cette race peut-il être entraîné à attaquer
une personne précise, à traquer une piste ? »
Sidney prit le temps de considérer la question.
« J’imagine. Si on peut le dresser à la traque des
sangliers ou des loups, pourquoi pas d’un homme ? En lui donnant un de ses
vêtements, peut-être. Les Irlandais se servaient de ces chiens dans les
batailles, autrefois. Apparemment, ils étaient capables de jeter un chevalier
en armure à bas de sa monture. Tu dis qu’on l’avait affamé, ses instincts
devaient en être d’autant plus affirmés. »
Il posa ses coudes sur la table et appuya son menton sur ses
mains croisées.
« On dirait que ce chien a été dressé pour participer à
un genre de spectacle. Et quelle manière de mourir, enfermé avec un animal
assoiffé de sang ! Cela me fait penser… » Il s’interrompit, le temps
d’avaler un gros morceau de pain. « Tu sais, à la façon dont les Romains
exécutaient les premiers saints, en les jetant dans l’arène avec des bêtes
sauvages. C’est ainsi que John Foxe le décrit dans son œuvre macabre, le Livre
des martyrs. »
J’étais sur le point de porter un bout de pain à ma bouche
mais j’arrêtai mon geste en plein milieu et le fixai, bouche bée.
« Quoi ? »
Sidney cessa de mastiquer.
« Le Livre des martyrs, de Foxe. Le recteur de
Lincoln College s’y intéresse beaucoup. Les sermons qu’il donne à la chapelle
sont inspirés de cet ouvrage. » Comprenant ma pensée, il haussa les
sourcils. « Tu crois que quelqu’un, voulant se débarrasser de Mercer,
s’est inspiré de Foxe pour la méthode ? »
Son visage trahissait son scepticisme.
« Ça a l’air tiré par les cheveux, je sais, peut-être
que j’y attache trop d’importance, répliquai-je. Tu as sans doute raison, ce
n’est qu’une dette ou une altercation avec une prostituée. Pas étonnant que le
recteur veuille étouffer l’affaire tant que nous sommes là. »
Sidney garda le silence un moment, puis il frappa du poing
sur la table.
« Non, Bruno ! Je pense que tu as raison d’avoir
des soupçons. Le chien a été lâché dans le jardin par quelqu’un qui pouvait
ouvrir le portail, ce qui implique un des professeurs ou quelqu’un ayant les
clés du collège. Et au moins deux personnes voulaient quelque chose qui se
trouvait dans sa chambre, et ce n’était pas l’argent. Peut-être quelque chose
qui les mettait en péril. Si tout le monde au collège, grâce au recteur, a
récemment entendu le récit des châtiments horribles subis par les saints, tels
que les raconte Foxe dans son livre, il se peut que cette mise en scène en soit
délibérément inspirée. La question, c’est : pourquoi ? N’as-tu rien
trouvé dans la chambre ?
— Seulement ça, dis-je en sortant l’almanach de mon
pourpoint pour le lui donner. Il y a une chose qui saute aux yeux. »
Sidney feuilleta quelques pages, puis releva vers moi un
visage grave.
« Le calendrier grégorien. Notre homme était-il
papiste, en fin de compte, comme son ami Allen ?
— Je me le demande. Je l’ai entendu implorer la Vierge
avant de mourir.
— Moi aussi, j’implorerais la Vierge si un chien de
cette taille
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