Le prix de l'indépendance
officiers se coltinaient la paperasserie et les corvées de garde. Après la liberté et les sensations fortes de sa mission de renseignements, William broyait du noir.
Les contraintes de la vie de caserne et de la bureaucratie militaire n’étaient pas ce qu’il y avait de pire. Son père l’avait dûment préparé à la nécessité de faire preuve de retenue dans des situations éprouvantes, à combattre l’ennui, à traiter avec des imbéciles ainsi qu’à user d’une politesse glaciale comme d’une arme. Un camarade qui n’avait pas sa force de caractère avait fini par craquer et, inspiré par le profil de Ned, avait réalisé une caricature. On y voyait Pickering, ses culottes autour des chevilles, sermonnant de jeunes officiers tandis que le Planqué sortait la tête de son cul avec un large sourire.
William n’y était pour rien, même s’il aurait aimé l’avoir dessinée, mais il avait été surpris par Ned en personne en train de s’esclaffer devant la caricature. Dans un rare élan de virilité, la Chiffe Molle lui avait envoyé son poing dans le nez.La bagarre qui s’en était suivie avait vidé le quartier des officiers, réduit en miettes quelques meubles sans importance et conduit William, la chemise maculée de sang, au garde-à-vous devant le capitaine Pickering, le dessin calomnieux posé sur son bureau.
Naturellement, William avait nié en être l’auteur tout en refusant de désigner l’artiste. Il avait eu recours à la fameuse politesse glaciale, laquelle avait plutôt bien fonctionné puisqu’il n’avait pas été envoyé au trou. Uniquement à Long Island.
— Sale lèche-cul, marmonna-t-il.
Il fixa avec une telle hargne une jeune laitière qui approchait qu’elle s’arrêta net puis le contourna prudemment en roulant des yeux affolés. Il lui montra les dents et elle poussa un petit cri avant de partir en courant, du lait se renversant des seaux qu’elle portait à chaque extrémité de sa palanche.
Pris de remords, il songea à la rattraper pour s’excuser mais n’en eut pas le temps car deux conducteurs de bestiaux approchaient avec un troupeau de cochons. William lança un regard vers la masse bruyante de chair rose tachetée de brun, l’océan d’oreilles déchiquetées et de flancs maculés de boue, et sauta lestement sur le seau retourné qui lui servait de poste de commandement. Les deux hommes agitèrent gaiement la main, lui adressant ce qui pouvait être des salutations ou des insultes dans une langue qu’il ne sut reconnaître.
Les cochons s’éloignèrent en le laissant au milieu d’une mer de boue copieusement parsemée d’excréments. Il chassa le nuage de moustiques qui s’était reformé autour de son visage et se dit qu’il avait eu son compte. Il était à Long Island depuis deux semaines, soit treize jours et demi de trop. Mais pas encore assez pour qu’il présente ses excuses à Chiffe Molle ou au capitaine.
— Fayot ! répéta-t-il.
Il avait pourtant une autre solution et, plus il passait de temps dans ce trou perdu au milieu des moustiques, plus elle lui paraissait alléchante.
La route du poste de douane au quartier général était trop longue pour qu’il la parcoure deux fois par jour. En conséquence, il était cantonné chez un fermier nommé Culper quivivait avec ses deux sœurs. Culper n’était pas franchement ravi de cet arrangement et un tic agitait son œil gauche dès qu’il apercevait William, mais les deux femmes d’âge respectable le choyaient. Il les remerciait de leur prévenance en leur apportant des biens confisqués, tantôt un jambon, tantôt un rouleau de batiste.
Quand il était rentré la veille avec une flèche de bon bacon, Mlle Abigail Culper l’avait informé qu’il avait un visiteur.
— Il est en train de fumer dans le jardin. Ma sœur ne supporte pas l’odeur du tabac dans la maison.
Il s’attendait à trouver l’un de ses amis venu lui tenir compagnie ou l’informer qu’il avait été pardonné et que son exil à Long Island était terminé. Il découvrit à la place le capitaine Richardson, la pipe à la main, en train d’observer le coq des Culper monter une poule.
— Ah, les plaisirs bucoliques ! s’extasia-t-il.
Le coq tomba à la renverse puis se redressa et chanta triomphalement tandis que la poule secouait ses plumes et se remettait à picorer comme si de rien n’était.
— C’est très calme ici, observa encore le capitaine. N’est-ce pas ?
— Un peu trop,
Weitere Kostenlose Bücher