Le prix de l'indépendance
La plupart des fermes étaient trop petites pour rendre une telle cohabitation supportable.
Le petit Orrie s’était réveillé à son tour. Je l’entendais fredonner joyeusement une chanson composée du prénom de son beau-père.
— Booooo-bi. Booooo-bi. BOOOOO-biiiii.
Il y eut un rire étouffé puis la voix de Bobby.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon petiot ? Tu as besoin d’aller sur le pot, acooshla ?
Je souris en entendant ce terme d’affection gaélique – a chuisle (« le sang de mon cœur ») – déformé par l’accent du Dorset de Bobby. Les gémissements nerveux de Rollo me rappelèrent à l’ordre. Je devais agir.
Si, quand ils se lèveraient dans quelques heures, les Higgins découvraient un cadavre étendu sur le plancher, ils seraient profondément affectés, offensés par cette entorse aux convenances et angoissés à l’idée d’être hantés par le fantôme d’une parfaite inconnue. C’était de très mauvais augure pour les jeunes mariés et la nouvelle année. Parallèlement, la présence de la morte agitait Rollo et la crainte qu’il les extirpe de leur lit d’un moment à l’autre m’agitait moi.
— Bon ! Toi, le chien, viens ici.
Il y avait toujours des pièces de harnais à réparer suspendues à une patère près de la porte. Je démêlai un morceau de rêne suffisamment long et en confectionnai un lasso que je passai autour du cou du chien. Il était ravi de sortir, tirant sur sa laisse tandis que j’ouvrais la porte. Il déchanta toutefois quand je le traînai dans l’appentis qui nous servait de garde-manger, où j’attachai sa laisse improvisée à une étagère avant de retourner dans la cabane chercher Grannie MacLeod.
Avant de sortir à nouveau, je regardai soigneusement à l’extérieur, me remémorant la mise en garde de Jamie. La nuit était aussi paisible qu’une église. Même les arbres se taisaient.
La pauvre femme ne devait pas peser quarante kilos. Ses clavicules saillaient sous sa peau et ses doigts paraissaient aussi friables que des brindilles sèches. Même ainsi, soulever quarante kilos de poids mort, littéralement, était au-dessus de mes forces. Je dépliai la couverture dans laquelle elle était enveloppée et la tirai à l’extérieur comme sur un traîneau tout en murmurant des excuses et des prières confuses.
En dépit du froid, j’étais hors d’haleine et en nage lorsque j’entrai dans le garde-manger. Je marmonnai :
— Au moins, ton âme a eu tout le temps nécessaire pour décamper.
Je m’agenouillai à ses côtés pour remettre de l’ordre dans son linceul de fortune.
— … Et puis tu ne vas quand même pas hanter un garde-manger, hein ?
Ses paupières n’étaient pas complètement fermées. Elles laissaient entrevoir une fine ligne de blanc, comme si elle avait tenté d’ouvrir les yeux pour voir une dernière fois le monde avant de mourir… ou peut-être en quête d’un visage familier.
— Que Dieu te garde… dis-je doucement en lui fermant les yeux.
Je me demandai si, un jour, un inconnu en ferait autant pour moi. Ce serait probablement le cas. A moins que…
Jamie m’avait annoncé qu’il voulait rentrer en Ecosse, récupérer sa presse puis revenir pour se battre. Une petite voix trouillarde dans ma tête disait : Et si… si nous ne revenions pas ? Si nous allions à Lallybroch et y restions ?
Tout en songeant à cette perspective, avec ses visions idylliques de nous deux entourés d’une famille, vivant en paix, vieillissant tranquillement sans la peur constante de perturbations, de famine et de violence… je savais que cela n’arriverait jamais.
J’ignorais si Thomas Wolfe avait vu juste quand, dans L’Ange banni , il parlait de l’impossibilité du retour au bercail (mais d’un autre côté, pensai-je avec une pointe d’amertume, je n’avais pas de « bercail » auquel revenir)… Cependant, je connaissais Jamie. Idéologie mise à part, et il n’en était pas dépourvu même si la sienne était d’une nature très pragmatique, c’était avant tout un homme décent à qui il fallait un travail décent. Pas juste une activité ; pas juste de quoi gagner sa vie. Un vrai métier. Je savais faire la différence.
En outre, si je ne doutais pas que la famille de Jamie le recevrait à bras ouverts, j’étais moins sûre du type d’accueil qu’on me réserverait. Certes, ils n’iraient pas jusqu’à faire venir un prêtre pour m’exorciser… Le fait était que Jamie n’était plus
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