Le prix de l'indépendance
cracher dessus quand ils sont morts.
— Chut !
Il se tut aussitôt et se tourna vers la masse noire qui avait été autrefois la plus belle maison du comté. Une silhouette venait d’apparaître de derrière la resserre, avançant prudemment sur le sentier glissant. La truie, tout occupée à son festin macabre, ne lui prêta pas attention. L’intrus semblait drapé dans une houppelande sombre et porter une sorte de sac.
Je ne verrouillai pas la porte tout de suite mais sortis prendre l’air, enfermant Rollo derrière moi. Jamie et Ian avaient disparu entre les arbres en quelques secondes. Je jetai un regard inquiet autour de moi et scrutai la lisière de troncsnoirâtres qui bordaient la clairière mais ne vis rien d’inhabituel. Pas le moindre mouvement ; la nuit était silencieuse. Qu’avait trouvé Ian ? Des empreintes suspectes ? Cela aurait expliqué sa précipitation. Il ne tarderait pas à neiger.
La lune était cachée. Le ciel était d’un gris-rose profond. Le sol, bien que piétiné et boueux, était encore couvert de vieille neige. Elle irradiait une étrange lueur laiteuse dans laquelle les objets semblaient flotter comme s’ils étaient peints sur du verre, immatériels et imprécis. Les vestiges calcinés de la Grande Maison se dressaient à l’autre bout de la clairière. De là où je me tenais, ils ne formaient qu’une tache floue, comme si un géant avait pressé à cet endroit son pouce couvert de suie. L’air était chargé de neige, j’entendais sa chute imminente dans le murmure étouffé des pins.
A leur arrivée avec leur grand-mère, les garçons MacLeod nous avaient raconté avoir eu beaucoup de mal à franchir les cols. La prochaine grosse tempête nous isolerait du reste du monde jusqu’en mars, voire avril.
Cela me rappela ma patiente. Je lançai un dernier regard à la ronde puis posai la main sur le loquet. Rollo grattait à la porte en gémissant. Je dus l’écarter rudement du genou pour entrer.
— Assis, le chien ! Ne sois pas si inquiet, ils ne tarderont pas à revenir.
Il eut un couinement anxieux, me poussant les jambes de la truffe, cherchant à sortir.
— Non !
Je le repoussai pour verrouiller la porte. La clenche retomba avec un bruit lourd rassurant et je me tournai vers la cheminée en me frottant les mains. Rollo renversa la tête en arrière, poussa un long hurlement grave et lugubre qui hérissa les poils de ma nuque.
— Que se passe-t-il ? Vas-tu te taire ?
Le bruit avait réveillé un des enfants dans la chambre. Je l’entendis pleurer, puis il y eut des bruissements de draps et les murmures d’une mère à moitié endormie. Je m’agenouillai rapidement et fermai le museau de Rollo avant qu’il ne hurle à nouveau.
— Chuuuuut !
Je me retournai pour voir s’il avait également réveillé Grannie MacLeod. Elle était immobile, le teint cireux et les yeux fermés. J’attendis, comptant machinalement les secondes jusqu’à son prochain souffle.
… six… sept…
— Et merde !
Je me signai hâtivement et m’approchai d’elle toujours à genoux. Un examen plus attentif ne m’apprit rien que je ne sache déjà. Discrète jusqu’au bout, elle avait profité d’un moment d’inattention de ma part pour mourir en douce.
Rollo ne tenait pas en place. Il s’était tu mais était nerveux. Je posai une main sur la poitrine décharnée de la vieille femme. Il ne s’agissait plus d’établir un diagnostic ni n’apporter un réconfort. Juste… la nécessaire acceptation du décès d’une femme dont je ne connaissais même pas le prénom.
— Dieu te bénisse, dis-je à voix basse.
Je me redressai sur les talons et réfléchis à ce qu’il convenait de faire.
Le protocole des Highlands exigeait qu’une porte soit ouverte dès qu’une mort survenait afin que l’âme du défunt puisse sortir. Je me passai le dos de la main sur les lèvres. L’âme avait-elle eu le temps de filer quand j’avais ouvert la porte en entrant ? Probablement pas.
On aurait pu croire que dans un climat aussi inhospitalier que celui de l’Ecosse, une certaine marge de manœuvre météorologique était autorisée mais je savais que ce n’était pas le cas. Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il grêle ou qu’il vente, les Highlanders laissaient toujours une porte ouverte des heures durant, autant pour libérer l’âme que par peur que l’esprit, ne trouvant pas la sortie, décide de s’installer définitivement dans la maison pour la hanter.
Weitere Kostenlose Bücher